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1
Le récit
Première leçon
Mon objectif, dans cette première conférence, est de réhabiliter le récit à l’encontre
d’une stratégie de la pensée héritée et dominante qui le disqualifie de diverses façons. A
l’entame de ces leçons, je souhaite donc plaider en faveur de l’importance, réellement
constitutive, du récit, et ce tant dans la constitution imaginaire des peuples, qu’au plan du
« roman personnel » que nous nous racontons à nous-même en vue d’édifier notre identité. De
toutes les caractéristiques qu’on prête à l’homme – le rire, qui, dit-on est son « propre », le
langage, l’affect politique (zoon politikon, disait Aristote), la sapience (homo sapiens)… -
c’est cette faculté fictionnelle qui me paraît la plus fondamentale. Homo fabulans, l’homme,
cet animal qui raconte des histoires… Idéalement, ce projet devrait conduire à la formulation
de quelque chose comme une Critique de la raison narrative.
Ce plaidoyer est à la fois facile et difficile ; aisé, parce que le récit nous entoure de
tous côtés, qu’ il nous accompagne depuis la plus tendre enfance, et qu’ il bénéficie
généralement de beaucoup de sympathie. Malaisé, parce que, s’il est regardé avec
bienveillance par le commun (ce que Platon appellerait avec mépris la doxa), en revanche il
est tenu en suspicion par notre modèle de pensée dominante qui croit neutraliser ses pouvoirs
en le ravalant au domaine du privé et du frivole. Je dois donc commencer par évoquer ces
stratégies de disqualification qui conduisent à disqualifier et « sous-penser » le récit.
Refoulements et disqualifications du récit.
La première disqualification est ancienne et platonicienne ; elle repose sur la coupure
entre la réalité et la fiction ; la disqualification tient au fait que « réalité » est associée à la
« vérité » et à la « justice » (ou à la vérité morale, dans l’ordre de l’action).
La deuxième disqualification est moderne, et remonte cette fois au philosophe Hume :
elle tient dans le grand partage entre le fait et le droit, le décrire et le prescrire, et l’interdit qui
l’accompagne : de l’un à l’autre, aucun passage n’est permis. Ici, la disqualification du récit
est double : outre que, en raison du premier refoulement, il semble n’avoir aucune part ni à la
position du fait, ni à la prescription de la norme, on dénie également le rôle de médiation entre
ces deux régions ontologiques, que nous lui reconnaîtrons dès lors qu’est proscrite la
possibilité d’un passage logique de l’un à l’autre.
La troisième disqualification est post-moderne, « habermasienne » : dans des sociétés
qui se présentent comme des Etats de droit respectueux des droits fondamentaux de la
personne, dans des sociétés de communication hantées par l’impératif de transparence, et
articulés autour de multiples espaces de dialogue et de discussion « rationnelle », toute
prétention est censée pouvoir s’exprimer librement, complètement, sans résidu, ni
refoulement. Les demandes de reconnaissance et les prétentions identitaires sont ainsi
censées se mouler dans les procédures dialogiques et judiciaires que les sociétés modernes
mettent à la disposition des individus et des groupes. Tout se passe alors comme si l’espace
du récit était asséché, aspiré par les modes d’argumentation, juridiques notamment, censés
faire droit aux prétentions des individus en attente de reconnaissance.
2
Bien entendu, le récit ne disparaît jamais, sous aucun de ces trois régimes ; mais il
reste sous-pensé en raison de ces disqualifications successives. Platon, qui accompagne le fier
mouvement du passage du muthos au logos, l’émancipation prétendue de la pensée des
catégories pré-logiques du mythe, renvoie le récit à la fois aux premiers âges des sociétés
(Homère, Hésiode), et aux premières années de la vie individuelle (les fables qu’on raconte
aux enfants). Ces récits sont donc à la fois reconnus (ils ont concouru à l’éducation des
enfants et baignent encore la société grecque) et vilipendés.
A la modernité, le « grand partage » (Bruno Latour) entre l’être et le devoir-être
conduit, d’une part, à la formidable entreprise d’explication scientifique du monde, sur la base
de lois a priori que la théorie hypothético-déductive et l’expérience scientifique de laboratoire
qui la prolonge, permettent d’établir et de prévoir, et, d’autre part, à la rédaction de
constitutions politiques et de codes qu’inspire désormais une philosophie positiviste du droit
qui prétend s’être affranchie des approximations du droit naturel. Dans les deux cas –
entreprise scientifique et mise par écrit d’un droit dit « positif » - le récit est renvoyé à la
préhistoire de la raison, associé aux superstitions ou aux faux prestiges de l’apparence. Et
pourtant, bien entendu, les sociétés n’arrêtent pas de (se) raconter. Le roman, genre littéraire
de l’individualisme triomphant, prospère, mais dans l’espace du « divertissement »
seulement, en marge de la grande aventure de la raison moderne, génératrice du Progrès.
A l’époque contemporaine, les procédures judiciaires et les dispositifs rationnels de
canalisation des revendications que notre société de communication a mis en place n’ont, bien
entendu, pas plus réussi que les régimes précédents à tarir la pulsion narratrice ; au contraire
même, le récit prolifère dans la société contemporaine, largement libéré de la contrainte des
genres et des formes et très largement affranchi de la figure académique de l’ « auteur ». Le
storytelling (Christian Salmon) gagne toutes les sphères d’activité (publicité commerciale :
vendre une marque c’est faire l’épopée de l’entreprise, propagande électorale et pipolisation
des candidats, prolifération des sectes religieuses véhiculant des révélations diverses,…).
Tel est donc le paradoxe dont s’entoure le récit : omniprésent depuis l’aube de
l’humanité, il reste sous-pensé et même disqualifié dans la tradition occidentale dominante,
toujours renvoyé dans les marges de la raison (balbutiements de l’enfance, préhistoire
obscurantiste de la société, espace frivole et privé du divertissement, domaine équivoque du
fait divers, narcissique de la télé-réalité, délirant du discours sectaire,…).
Un vaste chantier philosophique s’ouvre donc, qui commande de réévaluer la place du
raconter dans l’aventure de la raison et la constitution des sociétés. Il s’agirait à la fois de
réévaluer le rôle de la fiction au regard de ce qu’il est convenu d’appeler la réalité, la vérité et
la justice (première coupure, premier refoulement, platonicien). Il s’agirait ensuite de
revisiter le « grand partage » moderne et de montrer comment le récit réalise les médiations,
qui sont celles de la vie elle-même, qui s’établissent évidemment à chaque instant entre ce fait
et ce droit que la pensée analytique s’efforce de maintenir séparés. Il s’agirait enfin
d’investiguer la capacité du récit à prendre en charge la part de « non-dit », voire d’indicible
que les procédures rationnelles de la communication démocratiques ne parviennent pas à
assumer, sans pour autant céder aux facilités équivoques du storytelling.
Cette dernière observation contient une mise en garde qui trace un deuxième axe du
chantier philosophique qui s’ouvre : après la réhabilitation du récit, sa critique – quelque
chose comme une «critique de la raison fabulatrice ».Tâche délicate et pourtant nécessaire,
d’élucidation des rapports que chaque société (voire chaque individu) entretient avec « ses » 3
fictions ; tâche à tout moment menacée par le « refoulement », au plan du récit individuel, et
par la « censure », au plan sociétaire (Platon encore nous en donne l’exemple) – et pourtant
tâche indispensable dès lors que le raconter est une activité elle-même soumise à toutes sortes
de contraintes qu’il importe de mettre au jour et parfois d’assumer. Il ne s’agirait donc pas de
substituer le récit, idéalisé et absolutisé, aux autres productions de la raison, mais de