Dans la moiteur des serres d’Auteuil
Une nouvelle érotique de Michel Bellin
Chaque année, aux approches de mai, mon quartier vit au rythme d’un
tournoi de légende : Roland-Garros. Tandis que des hordes de touristes BCBG
déguisés en tennismen d’opérette se perdent à nouveau dans les méandres de la
ligne 10 du métro, je rejoins la petite troupe des militants pour le sauvetage des
serres historiques de Jean-Camille Formigé. Mes amis s’étonnent d’ailleurs que je
m’implique tant dans ce combat écolo, moi qui me désintéresse du tennis à peu
près autant que je méprise le golf. Disons que mes raisons sont surtout
sentimentales et bien peu avouables, même si – pour faire avancer notre cause
sacro-sainte – je vais aujourd’hui fort impudiquement lever le voile sur cet écrin
végétal menacé qui fut un jour pour votre serviteur le Temple de
l’homosensualité (nul n’est parfait !) la plus débridée.
En fait, ce n’est pas le culte de Jean-Camille qui continue de m’enflammer
chaque année dès qu’approche l’été, mais le souvenir ému d’Isidore, le Prince de
l’anthurium. Au tout début du nouveau siècle, mon fleuriste s’appelait Isidore.
Sans doute s’appelle-t-il toujours ainsi mais sa boutique magique a disparu du
ème16 Sud. Bref, mon Isidore avait repris le magasin minable qui osait
s’autoproclamer pompeusement « La charmille des Hespérides ». Mon artiste, lui,
avait eu du génie et son échoppe, comme sur un coup de baguette magique, s’était
transformée en serre exotique, à deux pas des vénérables serres d’Auteuil.
Le magasin comportait deux sections, une première pièce ouvrant sur la
rue Poussin, plus classique, pour ne pas effrayer le bourgeois, avec les inévitables
Saintpaulias trop sages, les jacinthes hybrides et les prolétaires géraniums ; et la pièce du fond qu’Isidore appelait familièrement « ma mangrove ». Je me
souviens comme si c’était hier, je revois le fabuleux décor : une jungle luxuriante,
inextricable, une débauche de couleurs et de senteurs d’humus, avec une
prolifération de palmiers, de bougainvilliers, de Yuccas et de Phœnix géants. Ne
manquait plus que Tarzan s’élançant de liane en liane, tant l’effet était grandiose
et la perspective démultipliée par un savant jeu de miroirs et de spots
fluorescents.
Sur le sol fait de galets bariolés, l’artiste a disposé des jarres en verre,
de tailles différentes, dans lesquelles les couches de terre alternent : terre de
sienne, ocre jaune, ocre rouge… sous la mosaïque d’abracadabrantesques cactées
plus velues et griffues les unes que les autres. Une sorte de dallage multicolore
sur lequel on a envie de danser et de jouer à la marelle entre les grosses bulles
irisées. Bref, partout une vitalité exubérante, joyeuse, vite contagieuse se
dégageant de cet Éden dédié non au commerce mais au plaisir des yeux et de
l’odorat. C’est là qu’Isidore règne en prince de l’oasis « Ma Casamance », puisque
tel est le nom de ce paradis où me voilà transporté dans un émouvant présent
tant ma mémoire reste vivante et amoureusement aimantée.
Il faut dire que mon fleuriste est parfaitement accordé à son écrin de
verdure puisqu’il est black : le noir sied à toutes les couleurs, il met en valeur
toutes les fleurs et un sourire de nacre sur des lèvres pulpeuses, éternellement
épanouies, c’est une perle de rosée rafraîchissante. Isidore a la stature d’un
Peul : ses hanches souples et étroites sont prises dans un tergal beige clair
toujours impeccable tandis que sa chemise immaculée, dont il retrousse les
manches de façon décontractée et savante, rehausse le teint cuivré de sa large
poitrine. Toute graisse serait ici incongrue, toute toison déplacée. Juste l’élan, la
souplesse, l’harmonie faite corps. Et cet infime spécificité de la négritude qui
fait mes délices et m’émeut : la pâleur rosée à l’intérieur des mains. Quand Isidore prépare mon bouquet, élaguant les queues et enrubannant le
paquet, je ne peux m’empêcher d’admirer ses longs doigts effilés, si agiles, si
précis, et les paumes claires de ses mains sombres. Je n’ai encore jamais vu
d’Africain nu, très bientôt j’espère (la Casamance n’est pas si loin !) et le
contraste entre cette pâleur rosée et le noir profond du reste du corps m’a
toujours troublé. Qu’en est-il des parties plus… intimes ? Je me pose parfois
cette question indiscrète en rougissant comme une ombelle de clivia sous l’œil
amusé d’Isidore. La fleur d’hibiscus qu’il pique éternellement avec quel art ! sur
son oreille gauche est plus rouge que mon trouble. Ainsi, le vermillon est la
couleur de notre connivence car dès mon premier passage, Isidore a deviné mon
émoi, ma curiosité à son égard ; il subodore que je convoite énormément sa
trompe subsaharienne ! Et il sait que je sais qu’il sait… Affaire de regard, de
sensibilité. Pour en avoir le corps net, j’ai même fait un test il y a quelques
semaines.
En février de cette année-là, je venais pour acheter un Anthurium, ma
plante préférée, mais mon fleuriste n’en avait pas. Désappointé, je m’étais
rabattu sur un bouquet de camélias, une composition romantique dont Isidore a le
secret. J’avais plié sous mon coude ma revue « Beaux gosses » et, au moment de
me battre avec mes piécettes d’euros, je laissai choir le périodique sur le
comptoir. Le regard d’Isidore fit un va-et-vient fulgurant entre la couverture
suggestive du magazine et mon visage empourpré. Il ne dit rien, me tendit mes
fleurs enrubannées et, d’un déhanchement félin, me raccompagna jusqu’à la
porte. (J’avais le privilège de pouvoir m’attarder dans la mangrove du fond, même
lorsque je décidais de ne rien acheter.) Au moment de nous séparer, nous
dévorant des yeux, j’eus droit à ce menu signe de complicité, imperceptible,
furtif et d’une grande sensualité : par deux fois, Isidore fit sortir prestement la
pointe de sa langue rose. Est-ce ainsi qu’au Sénégal on se happe entre gays ?
Qu’on se détecte infailliblement ? Qu’importe ! Le message était clair : jaillissant de l’énorme bouche lippue, déjà fraternelle, ce double clic, ce clignotant lilas
était un aveu et une invite : la Casamance sera notre connivence. Bientôt, tout de
suite, ô mon beau black, ma sombre amphore, mon Isidore en or !
- Ohé ! Monsieur l’intello. Vous m’avez l’air bien songeur aujourd’hui… (Le
fleuriste agite sa main devant mes yeux rêveurs.) Je suis là, qu’y a-t-il
pour vôtre service ?
- Bonjour. Euh… Je cherche depuis des semaines un magnifique
Anthurium que je veux m’offrir. Impossible d’en trouver, pas même
chez vous… Que se passe-t-il ?
- Rien de grave. Vous savez que le flamant rose fleurit surtout l’été. En
hiver, on ne trouve que des espèces un peu avachies, cultivées en
séries. Moi, je n’en veux pas ici. Cette fleur impériale ne supporte pas la
médiocrité. Mon dogme, c’est l’exceptionnel. À ce sujet, puis-je vous
confier un secret ?
Mon silence est un aveu. Isidore va-t-il me donner un tuyau sur l’art du
rempotage ? J’ai toujours un problème avec mes mélanges de tourbe et de
terreau. Bon Dieu, la splendeur de ses mains et la nacre en sautoir assortie au
sourire. Help !
- Je viens de réussir un prodige. J’ai croisé un Arum d’Ethiopie avec un
Anthurium scherzeranum. Le résultat est spectaculaire et dépasse mes
espérances : la spathe est d’un éclat incomparable et le spadice atteint
28 cm.
- 28 centimètres ! Plus du double de la moyenne. C’est impossible !
- Mais si. Et un spadice contourné de surcroît. Je vais présenter mon
spécimen lundi prochain au Directeur des serres d’Auteuil. Vous
connaissez ? Mon silence est un second aveu. Mais là, je commence à m’ennuyer.
L’histoire du long spadice commençait à m’intriguer alors que les jardins de Paris,
je connais par cœur…
- La collection d’orchidées à Auteuil est phénoménale.