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Romain Rolland JEAN-CHRISTOPHE TOME VII DANS LA MAISON (1908) Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières PRÉFACE À LA PREMIÈRE ÉDITION....................................3 PREMIÈRE PARTIE.................................................................7 DEUXIÈME PARTIE ..............................................................78 À propos de cette édition électronique................................. 187 PRÉFACE À LA PREMIÈRE ÉDITION AUX AMIS DE JEAN-CHRISTOPHE Depuis des années, j’ai si bien pris l’habitude de causer mentalement avec mes amis absents, connus et inconnus, que j’éprouve aujourd’hui le besoin de le faire à voix haute. Je se- rais un ingrat, si je ne les remerciais pour tout ce que je leur dois. Depuis que j’ai commencé d’écrire cette longue histoire de Jean-Christophe, c’est avec et pour eux que j’écris. Ils m’ont encouragé, suivi avec patience, réchauffé de leur sympathie. Si j’ai pu leur faire quelque bien, ils m’en ont fait beaucoup plus. Mon ouvrage est le fruit de nos pensées unies. Lorsque j’ai débuté, je n’osais pas espérer que nous serions plus d’une poignée d’amis : mon ambition ne dépassait pas la maison de Socrate. Mais, d’année en année, j’ai senti davan- tage combien nous étions de frères à aimer les mêmes choses, à souffrir des mêmes choses, en province comme à Paris, hors de France comme en France. J’en ai eu la preuve, quand parut le volume, où Christophe, décharge sa conscience – et la mienne, – en disant son mépris pour La Foire sur la Place. Aucun de mes livres n’a éveillé un écho plus immédiat. C’est qu’il n’était pas seulement ma voix, mais celle de mes amis. Ils savent bien que Christophe est à eux autant qu’à moi. Nous avons mis en lui beaucoup de notre âme commune. * Puisque Christophe leur appartient, je dois à ceux qui me lisent quelques explications sur le volume que je leur présente aujourd’hui. Pas plus que dans La Foire sur la Place, ils ne – 3 – trouveront ici d’aventures de roman, et la vie du héros y sem- ble interrompue. Il me faut exposer les conditions où j’ai entrepris l’ensemble de mon œuvre. J’étais isolé. J’étouffais, comme tant d’autres en France, dans un monde moral ennemi ; je voulais respirer, je voulais réagir contre une civilisation malsaine, contre une pensée cor- rompue par une fausse élite, je voulais dire à cette élite : « Tu mens, tu ne représentes pas la France. » Pour cela, il me fallait un héros aux yeux et au cœur purs, qui eût l’âme assez haute pour avoir le droit de parler, et la voix assez forte pour se faire entendre. J’ai bâti patiemment ce héros. Avant de me décider à écrire la première ligne de l’ouvrage, je l’ai porté en moi, dix ans ; Christophe ne s’est mis en route que quand j’avais déjà reconnu pour lui la route jus- qu’au bout ; et tels chapitres de La Foire sur la Place, tels volu- 1mes de la fin de Jean-Christophe , ont été écrits avant L’Aube, ou en même temps. La vision de la France, qui se reflète en Christophe et en Olivier, avait, dès le début, sa place marquée dans ce livre. Il n’y faut donc pas voir une déviation de l’œuvre, mais une halte prévue, en cours de route, une de ces grandes terrasses de la vie, d’où l’on contemple la vallée que l’on vient de traverser et l’horizon lointain vers lequel on va se remettre en marche. Il est clair que je n’ai jamais prétendu écrire un roman, dans ces derniers volumes (La Foire sur la Place et Dans la Mai- son), pas plus que dans le reste de l’ouvrage. Qu’est-ce donc que cette œuvre ? Un poème ? – Qu’avez-vous besoin d’un nom ? Quand vous voyez un homme, lui demandez-vous s’il est un roman ou un poème ? C’est un homme que j’ai créé. La vie 1 Notamment, le livre d’Anna dans Le Buisson Ardent. – 4 – d’un homme ne s’enferme point dans le cadre d’une forme litté- raire. Sa loi est en elle ; et chaque vie a sa loi. Son régime est celui d’une force de la nature. Certaines vies humaines sont des lacs tranquilles, d’autres de grands cieux clairs où voguent les nuages, d’autres des plaines fécondes, d’autres des cimes dé- chiquetées. Jean-Christophe m’est apparu comme un fleuve ; je l’ai dit, dès les premières pages. – Il est, dans le cours des fleu- ves, des zones où ils s’étendent, semblent dormir, reflétant la campagne qui les entoure, et le ciel. Ils n’en continuent pas moins de couler et changer ; et parfois, cette immobilité feinte recouvre un courant rapide, dont la violence se fera sentir plus loin, au premier obstacle. Telle est l’image de ce volume de Jean-Christophe. Et maintenant que le fleuve s’est longuement amassé, absorbant les pensées de l’une et de l’autre rives, il va reprendre son cours vers la mer, – où nous allons tous. R. R. Janvier 1909 – 5 – J’ai un ami !… Douceur d’avoir trouvé une âme, où se blot- tir au milieu de la tourmente, un abri tendre et sûr où l’on res- pire enfin, attendant que s’apaisent les battements d’un cœur haletant ! N’être plus seul, ne devoir plus rester armé toujours, les yeux toujours ouverts et brûlés par les veilles, jusqu’à ce que la fatigue vous livre à l’ennemi ! Avoir le cher compagnon, entre les mains duquel on a remis tout son être, – qui a remis en vos mains tout son être. Boire enfin le repos, dormir tandis qu’il veille, veiller tandis qu’il dort. Connaître la joie de protéger celui qu’on aime et qui se confie à vous comme un petit enfant. Connaître la joie plus grande de s’abandonner à lui, de sentir qu’il tient vos secrets, qu’il dispose de vous. Vieilli, usé, lassé de porter depuis tant d’années la vie, renaître jeune et frais dans le corps de l’ami, goûter avec ses yeux le monde renouvelé, étrein- dre avec ses sens les belles choses passagères, jouir avec son cœur de la splendeur de vivre… Souffrir même avec lui… Ah ! même la souffrance est joie, pourvu qu’on soit ensemble ! J’ai un ami ! Loin de moi, près de moi, toujours en moi. Je l’ai, je suis à lui. Mon ami m’aime. Mon ami m’a. L’amour a nos âmes en une âme mêlées. – 6 – PREMIÈRE PARTIE La première pensée de Christophe, en s’éveillant le lende- main de la soirée cher les Roussin, fut pour Olivier Jeannin. Il fut pris aussitôt du désir irrésistible de le revoir. Il se leva et sor- tit. Huit heures n’étaient pas sonnées. La matinée était tiède et un peu accablante. Un jour d’avril précoce : une buée d’orage se traînait sur Paris. Olivier habitait au bas de la montagne Sainte-Geneviève, dans une petite rue, près du Jardin des Plantes. La maison était à l’endroit le plus étroit de la rue. L’escalier s’ouvrait au fond d’une cour obscure, et exhalait des odeurs malpropres et va- riées. Les marches, aux tournants raides, avaient une inclinai- son vers le mur, sali d’inscriptions au crayon. Au troisième, une femme, aux cheveux gris défaits, avec une camisole qui bâillait, ouvrit la porte en entendant monter, et la referma brutalement quand elle vit Christophe. Plusieurs logements par palier ; à tra- vers les portes mal jointes, on entendait des enfants se bouscu- ler et piailler. C’était un grouillement de vies sales et médiocres, entassées dans des étages bas, autour d’une cour nauséabonde. Christophe, dégoûté, se demandait quelles convoitises avaient pu attirer tous ces êtres ici, loin des champs qui ont au moins de l’air pour tous, et quels profits ils pouvaient bien tirer de ce Pa- ris où ils se condamnaient à vivre dans un tombeau. Il était arrivé à l’étage d’Olivier. Une corde nouée servait de sonnette. Christophe la tira si vigoureusement qu’au bruit quel- ques portes, de nouveau, s’entrebâillèrent sur l’escalier. Olivier ouvrit. Christophe fut frappé de l’élégance simple, mais soignée, de sa mise ; et ce soin qui, en toute autre occasion, lui eût été peu sensible, lui fit ici une surprise agréable ; au milieu de cette – 7 – atmosphère souillée, cela avait quelque chose de souriant et de sain. Tout de suite, il retrouva son impression de la veille devant les yeux clairs d’Olivier. Il lui tendit la main. Olivier, effrayé, balbutiait : – Vous, vous ici !… Christophe, tout occupé de saisir cette âme aimable dans la nudité de son trouble fugitif, se contenta de sourire sans répon- dre. Poussant Olivier devant lui, il entra dans l’unique pièce qui servait de chambre à coucher et de cabinet de travail. Un étroit lit de fer était appuyé au mur, près de la fenêtre ; Christophe remarqua la pile d’oreillers dressée sur le traversin. Trois chai- ses, une table peinte en noir, un petit piano, des livres sur les rayons, remplissaient la chambre. Elle était exiguë, basse de plafond, mal éclairée ; et pourtant, elle avait comme un reflet de la limpidité des yeux qui l’habitaient. Tout était propre, bien rangé, comme si la main d’une femme y avait passé ; et quelques roses dans une carafe faisaient entrer un peu de printemps en- tre les quatre murs, ornés de photographies de vieux peintres florentins. – Ainsi, vous êtes venu, vous êtes venu me voir ? répétait Olivier avec effusion. – Dame ! il le fallait bien, dit Christophe. Vous, vous ne se- riez pas venu. – Croyez-vous ? dit Olivier. Puis, presque aussitôt : – Oui, vous avez raison. Mais ce n’est pas faute d’y avoir pensé. – Qu’est-ce qui vous arrêtait ? – 8 – – Je le désirais trop. – Voilà une belle raison ! – Mais oui, ne vous moquez pas. J’avais peur que vous ne le désiriez pas autant. – Je me suis bien inquiété de cela, moi ! J’ai eu envie de vous voir, et je suis venu. Si cela vous ennuie, je le verrai bien. – Il faudra que vous ayez de bons yeux. Ils se regardèrent en souriant. Olivier reprit : – J’ai été sot, hier. Je craignais de vous avoir déplu. C’est une vraie maladie que ma timidité : je ne puis plus rien dire. – Ne vous plaignez pas. Il y a assez de gens qui parlent, dans votre pays ; on est trop heureux d’en rencontrer un qu
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