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Une idylle tragique
Paul Bourget
1896
À Roger Galichon
I. Le « Tout Europe »
II. Le cri d’une âme
III. Autour d’un scrupule
IV. Volontés d’amoureux
V. En mer
VI. Il matrimonio segreto
VII. Olivier du Prat
VIII. L’ami et la maîtresse
IX. L’ami et la maîtresse
X. Un serment
XI. Entre deux drames
XII. Le dénouement
Une idylle tragique : I
Une foule énorme se pressait, ce soir-là, — un des derniers du mois de février 188., — dans les salles de la maison de jeu de Monte-
Carlo. C’était un de ces instants, passagers mais bien connus de ceux qui ont hiverné une saison sur la Corniche, où un prodigieux et
soudain afflux d’humanité composite transfigure cet endroit, si vulgaire d’habitude et par son luxe brutal et par la qualité des êtres
auxquels il suffit. La furie de plaisir déchaînée à travers Nice durant ces quelques semaines du Carnaval attire sur ce petit coin de la
Rivière la mouvante légion des oisifs et des aventuriers ; la beauté du climat y retient par milliers les malades et les lassés de la vie,
les vaincus de la santé et du sort ; et, par certaines nuits, lorsque d’innombrables représentants de ces diverses classes, épars
d’ordinaire le long de la côte, s’abattent à la fois sur le Casino, leurs caractères fantastiquement disparates éclatent en de folles
antithèses. Cela donne l’impression d’une sorte de pandémonium cosmopolite, tout ensemble éblouissant et sinistre, étourdissant et
tragique, bouffon et poignant, où auraient échoué les épaves de tous les luxes et de tous les vices, de tous les pays et de tous les
mondes, de tous les drames aussi et de toutes les histoires. Dans cette atmosphère étouffante et dans ce décor d’une richesse
insolente d’abus et ignoble de flétrissure, les vieilles monarchies étaient représentées par trois princes de la maison de Bourbon, et
les modernes par deux arrière-cousins de Bonaparte, tous les cinq reconnaissables à leur profil où se reproduisaient, en vagues
mais sûres ressemblances, les effigies de quelques-unes des pièces, jaunes ou blanches, éparses sur le drap vert des tables. Ni ces
princes ni leurs voisins n’y prenaient garde, non plus qu’à la présence d’un joueur qui avait porté le titre de roi dans un des petits États
improvisés à même la péninsule des Balkans. Des gens s’étaient battus pour cet homme, des gens étaient morts pour lui, et sa
propre couronne semblait beaucoup moins l’intéresser en ce moment que celles des monarques de pique ou de trèfle, de cœur ou
de carreau, étalés sur le tapis du trente-et-quarante. À quelques pas, deux nobles Romains, de ceux dont le nom, porté par un pontife
de génie, reste associé aux plus illustres épisodes dans l’histoire de l’Église, poursuivaient une martingale désespérée. Et rois et
princes, petits-neveux de papes et cousins d’empereurs, coudoyaient, dans la promiscuité de ce Casino, des grands seigneurs dont
les aïeux avaient servi ou trahi les leurs ; et ces grands seigneurs coudoyaient des fils de bourgeois, habillés comme eux, nourris
comme eux, amusés comme eux ; et ces bourgeois frôlaient des artistes célèbres : ici le plus illustre de nos peintres de portraits, là
un chanteur à la mode, là un écrivain fameux, tandis que des femmes du monde se mêlaient à cette cohue, dans des toilettes qui
rivalisaient de tapage et d’éclat avec celles des demi-mondaines. L’heure avançait, et d’autres hommes arrivaient sans cesse, et
d’autres femmes du monde, et d’autres femmes du demi-monde, et des filles, - des filles surtout. Il en dévalait par la porte du fond,
encore et encore, et de toutes les catégories, depuis la créature aux yeux affamés dans un visage de crime, en chasse d’un joueur
heureux qu’elle videra d’un peu de son gain et de sa substance, - comme l’araignée vide la mouche, - jusqu’à l’insolente et
triomphante mangeuse de fortunes qui hasarde des vingt-cinq louis sur un coup de roulette et porte aux oreilles des diamants de
trente mille francs.
Ces contrastes se fixaient par places en quelques tableaux plus significatifs et plus
saisissants. Entre deux de ces vendeuses d’amour, par exemple, à la peau pétrie
de céruse et de fard, aux yeux immondes de luxure et de lucre, une jeune femme,
presque une entant, mariée de la veille et venue à Nice au cours de son voyage denoces, avançait un joli et frais visage qu’une innocente curiosité éclairait d’un
sourire mutin. Plus loin, les amateurs de philosophie politique auraient pu voir un
des grands banquiers Israélites de Paris allonger sa mise à côté de celle d’un
célèbre pamphlétaire socialiste. Ailleurs, un jeune homme consumé de phtisie et
dont la pâleur tachée de pourpre, les traits creusés, les prunelles brûlantes, les
mains décharnées disaient la mort prochaine, était assis contre un homme de sport
auquel un teint éclatant, de larges épaules, une musculature d’Hercule promettaient
quatre-vingts ans d’existence. Et tantôt la lumière blanche de l’électricité que des
globes dardaient du plafond et des murs, tantôt la flamme jaune que projetait la
mèche des lampes accrochées au-dessus des tables, faisaient saillir sur ce
grouillement de foule des visages où se révélaient des différences non moins
extraordinaires de sang et d’origine. Des faces de Russes, larges et mafflues, d’un
type puissamment, presque sauvagement Asiatique, se juxtaposaient à des
physionomies Italiennes d’une finesse et d’un style qui rappelaient les élégances
des vieux portraits Toscans ou Lombards. Des têtes Allemandes, épaisses,
comme mal dégrossies, d’une expression finaude dans la bonhomie, alternaient
avec des têtes Parisiennes, spirituelles et fripées, qui rappelaient le boulevard et
les couloirs des Variétés. De rouges et volontaires profils d’Anglais et
d’Américains, sculptés en vigueur, racontaient l’entraînement de l’exercice, le hâle
du grand air et aussi l’intoxication quotidienne de l’alcool, cependant que des
masques exotiques, par l’animation des yeux et de la bouche, par la chaude ardeur
de la peau, évoquaient d’autres climats, des contrées lointaines, des fortunes faites
par delà les mers dans ces régions mystérieuses que nos pères appelaient
poétiquement « les Iles ». Et de l’argent, encore de l’argent, toujours de l’argent
ruisselait de cette foule sur le tapis des tables dont le nombre était augmenté
depuis la veille. Quoique autour de ces dernières parties — les aiguilles de la
grande horloge placée au-dessus de la porte d’entrée marquaient dix heures moins
un quart — les joueurs se fissent plus compacts de minute en minute, ce n’était pas
une rumeur de conversation qui dominait dans les salles, mais un bruit de pas
piétinant sur place, d’allées et venues ininterrompues autour de ces tables. Elles
s’étalaient au milieu de cette houle humaine comme des roches plates dans la
marée montante, immobiles sous le coup de balai des lames. Cette rumeur des
pieds sur le parquet s’accompagnait d’une autre, non moins ininterrompue ; le
tintement des pièces d’or ou d’argent que l’on entendait se choquer, se rassembler,
se séparer courir, vivre enfin de cette vie sonore et rapide passionnante et
décevante qu’elles ont sous le râteau des croupiers. Le cliquetis de la bille dans les
salles de roulette scandait d’un appel mécanique les formules mécaniquement
répétées, où les mots « rouge » et « noir », « pair » et « impair », « passe » et
« manque », revenaient avec une impassibilité d’oracle. Et plus monotonement
encore, dans les salles de trente-et-quarante, où manquait ce cliquetis, d’autres
formules résonnaient :
— « Quatre, deux. Rouge gagne et la couleur... Cinq, neuf ; Rouge perd,
la couleur gagne... Deux, deux. Après... »
À voir, sur ces dix ou douze tables en activité, les colonnes de napoléons et de
pièces de cent francs se dresser, s’écrouler, se redresser, s’écrouler à nouveau,
les billets de cent, de cinq cents, de mille francs se déployer et se replier,
s’entasser et s’en aller ; à regarder la tenue des hommes, les bijoux des femmes,
l’évidente prodigalité de tous ces êtres, on sentait la maison de jeu s’emplir d’une