Kinshasa , livre ebook

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Kinshasa est un labrador… un peu particulier. « Amélioré » grâce à la technologie et la génétique, il est capable de suivre une piste comme aucun autre chien, ou de projeter son champ de vision hors de son corps pour espionner les malfrats : Kinshasa travaille avec le sergent Rizetto pour la police criminelle de New York. Un jour, alors qu’ils enquêtent sur un trafic d’organes, son coéquipier est tué. Poursuivi par les meurtriers, Kinshasa parvient à s’enfuir sur une île abandonnée, au large de Manhattan. Abandonnée en apparence... Car qui sont ces mystérieux enfants qui semblent habiter l’île depuis toujours ? Et quel destin leur promet Kinshasa, en apportant avec lui un danger mortel ?

Il y a encore quelques mois, ma vie était simple. Mais depuis que j’ai découvert ce pouvoir qui pulse en moi, tout a basculé. On me dit que je suis la dernière héritière des Sylphes, et que je suis la seule à pouvoir rétablir l’harmonie dans le monde. Une quête dangereuse m’attend, vers des terres dont je n’ai jamais soupçonné l’existence…

Découvrez vite les romans Mango au format numérique.

Idéal à partir de 12 ans.


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Publié par

Date de parution

01 février 2012

Nombre de lectures

65

EAN13

9782740435991

Langue

Français

Image couverture

à la mémoire de Christophe, mon ami

Une fois de plus, le lieutenant avait appelé en pleine nuit. Le corps venait d’être découvert par une patrouille, dans une friche industrielle, aux abords du nouveau complexe méthanier de Port Morris. L’East River soufflait un air polaire sur la scène du crime. Les experts de la brigade scientifique s’affairaient : vêtus de combinaisons intégrales couleur givre, Bax et ses hommes ressemblaient aux oncles sadiques de Casper, le gentil fantôme ; avec leurs appareils d’analyse, ils avaient l’air de chasser un fabuleux trésor. Kinshasa les épiait à distance. Il n’avait qu’une hâte : passer sous le ruban jaune et leur montrer, à ces trois-là, qui était en réalité le plus malin.

— À nous de jouer, Kin, lança le sergent William Rizetto en lui flattant l’encolure.

Le labrador au pelage sombre emboîta le pas à son équipier, à la rencontre d’une jeune femme noire, aux cheveux blancs si courts que son crâne semblait recouvert d’une fine couche de neige. Les pans de son manteau assorti à sa coiffure touchaient presque le sol, comme la robe d’une princesse. Elle salua Willy puis ôta un de ses gants pour caresser le chien entre les oreilles. Sa main sentait bon : plusieurs composantes de son odeur naturelle formaient un parfum proche de la cannelle de Chine.

— Bonjour… lieutenant… Cassie, articula Kinshasa.

L’officier gratifia le labrador d’un clin d’œil et sourit.

— On n’attendait plus que vous !

Ses lèvres peintes en blanc exhalaient d’amples panaches de vapeur.

— Qu’est-ce qu’on a ? se renseigna le sergent, ponctuant sa question d’un coup de menton viril.

La jeune femme remit son gant.

— David Ho. Vingt-trois ans. Journaliste. Sa balise anti-agression sous-cutanée s’est déclenchée vers trois heures trente. Les patrouilleurs ont été alertés en moins de dix minutes mais ils sont arrivés trop tard.

— La sirène de leur véhicule a fait fuir l’agresseur, supposa Willy.

— Il n’a pas eu le loisir de dissimuler le corps.

Kinshasa prêtait une oreille distraite à la conversation, hypnotisé par le carré de sol gelé, enrubanné de jaune.

— Qu’est-ce que ce pauvre monsieur Ho fichait dans le coin, à cette heure et par un temps pareil ?

Tout en s’informant, le sergent Rizetto fouillait les poches de son blouson.

— Renseignements pris auprès de son rédacteur en chef, expliqua le lieutenant Cassie, il enquêtait sur une rumeur de trafic d’organes. Plusieurs orphelins ont apparemment disparu ces derniers mois : des gamins en situation irrégulière. Les Enfants Perdus lui servaient de couverture…

— Les Enfants Perdus ?

— Une association d’assistance aux mineurs clandestins.

Willy hocha lentement la tête.

— Cause de la mort ?

— Strangulation, répondit l’officier, mimant le geste fatal avec ses mains gantées.

Le sergent Rizetto exhiba deux kits de surchausses dans leur emballage stérile : le modèle standard lui était destiné, l’autre comprenait quatre éléments adaptés aux pattes de Kinshasa. Le chien ne put retenir un gémissement de satisfaction. Il refoula cependant une forte envie de se rouler sur le dos et de se frotter par terre : le sol était froid et dur comme du béton, mais surtout ça ne se faisait pas pendant le service. Tandis que Willy se préparait, le lieutenant Cassie aida le labrador, ravi de cette marque d’attention.

— Après toi, fit ensuite le sergent en soulevant le ruban du périmètre sécurisé.

spirale

La sueur contient des centaines de composés organiques volatils. Chaque individu possède ainsi une signature chimique qu’il laisse partout où il va. L’odorat génétiquement amélioré de Kinshasa recueillait et triait les molécules olfactives dont regorgeait la scène du crime. La dépouille de la victime, dissimulée sous une couverture bleue frappée du sigle de la police de New York, exhalait un parfum de pain sans sel. La fadeur caractéristique des cadavres, le fameux musc de la mort, n’était pas encore perceptible : il faisait froid et le décès remontait à une heure à peine. La plupart des odeurs étaient familières. Celles de Willy, du lieutenant Bax et de ses deux assistants de la brigade scientifique. Pour un limier ordinaire, voire un capteur artificiel, isoler des effluves singuliers au milieu d’un cocktail aussi chargé revient à chercher une aiguille dans une botte de foin. Cependant, le chien couleur de nuit n’avait pas son pareil à ce jeu-là et il eut vite fait de flairer une signature non identifiée, plus discrète que l’ombre d’un fantôme. Une sueur dont plusieurs éléments évoquaient le beurre de cacahuète rance. Celle d’un homme. Kinshasa huma la piste jusqu’au ruban : elle filait en direction de l’East River. Accrochant alors le regard du sergent Rizetto, le labrador pointa la truffe vers le détroit.

— L’assassin est arrivé par là, en compagnie de David Ho, confirma Bax à travers le masque de protection qui couvrait ses grosses joues. Il est reparti du même côté. Au pas de course. Il portait des chaussures de sport de marque Reebok, taille 49.

Détails inutiles ! songea le chien noir. Grâce aux indices olfactifs, il comptait dénicher le tueur avant le lever du jour. Alors Bax ferait moins le fier.

Le sergent Rizetto adressa un signe au lieutenant Cassie.

— On a une accroche chimiosensorielle, l’avisa-t-il en parlant dans le col de fourrure de son blouson.

Il n’y avait plus qu’à suivre le fil.

spirale

L’assassin avait emprunté le même parcours pour attirer sa victime à l’écart des caméras de surveillance de Port Morris puis pour déserter la scène du crime. La double piste longeait les remblais rocheux de la rive. Elle rejoignit une voie bitumée qui contournait un entrepôt avant de filer tout droit vers le Bruckner Expressway. Le labrador suivait la trace depuis deux ou trois minutes ; il leva le museau pour nettoyer ses fosses nasales saturées. Au loin, la lune était ronde au-dessus de Manhattan. Le Bronx paraissait pétrifié dans l’air glacé. Kinshasa se tourna brièvement vers son équipier : en plus d’effluves de café et d’après-rasage, le sergent Rizetto charriait avec lui, au creux de son blouson, le parfum de cette femme qui l’avait raccompagné jusqu’à l’appartement, la veille. Une douce touche de rose.

La voie s’éloignait des eaux du détroit en longeant un vaste parking borné par une ligne de plots en béton. Au pied d’un réverbère, la piste du meurtrier se dédoubla soudain. D’un côté, elle filait seule à travers les rangées de camions-citernes ; de l’autre, elle côtoyait le parfum de pain sans sel de la victime. Kinshasa imagina brièvement une tartine au beurre de cacahuète. La seconde piste remontait vers le lieu de rencontre des deux hommes.

— Il y a un bar-restaurant, là-bas, indiqua Willy. Des témoins se souviendront peut-être les avoir vus ensemble.

Le chien, qui se voyait déjà au bout de la première piste, débarquant dans le repaire du tueur pour lui passer les menottes, dut ravaler sa frustration. Ils faisaient équipe mais, entre plusieurs options, la décision revenait toujours à Willy.

Les traces olfactives conduisaient effectivement au trottoir du bar-restaurant. David Ho et son assassin s’étaient retrouvés là, devant l’établissement où le journaliste avait d’abord dû entrer seul.

— Je prendrais bien un café, fit le sergent.

Dans la nuit glacée, sa bouche fumait autant qu’une cafetière.

La salle du Vithas Coffee Shop était bondée ; il y régnait un brouhaha aussi dense qu’une nappe de brouillard hivernal sous le pont de Brooklyn. Kinshasa se dirigea droit vers la table où – l’odeur de la banquette en cuir l’attestait – David Ho s’était assis une heure plus tôt. La place était libre ; Willy s’installa et passa aussitôt commande.

La serveuse rousse embaumait le patchouli et les œufs frits. Kinshasa admira son tablier rouge vif. Le docteur Coren, le vétérinaire de la section criminelle, lui avait expliqué au cours d’un check-up que les chiens ordinaires ne perçoivent pas cette couleur. Jaune, orange ou rouge, aucune différence, ils n’y voient que du jaune pâle. Depuis, Kinshasa adorait le rouge. Rien que pour cette faculté, il se réjouissait d’être un spécimen hors du commun, aux capacités génétiquement améliorées. Parfois, il essayait d’imaginer le monde à travers les yeux d’un de ses congénères. Le canapé du salon de Willy, le ketchup que le sergent versait dans ses hot-dogs, le camion des pompiers, les bornes à incendie sur les avenues, la brique des vieux immeubles, le ciel de Manhattan et les eaux de l’Hudson au coucher du soleil, sans parler du short de Mickey ou de la robe de Jessica Rabbit… Tout ça aurait eu une teinte jaunâtre, tirant sur le blanc. Si fade. Non, vraiment, sans façon !

Willy frottait ses mains pour les réchauffer.

— On est mieux ici que dehors, badina la serveuse en posant devant lui un gobelet.

— Les températures vont encore baisser, répondit le sergent. Les scientifiques disent que le Gulf Stream ne tourne plus rond. La mer finira par geler.

— Je crois que c’est déjà arrivé, il y a longtemps, fit la rouquine en se baissant pour caresser Kinshasa.

Ravi qu’on s’occupe de lui, celui-ci rabattit les oreilles en arrière et haleta.

— C’est un bon toutou, ça ! Qu’est-ce qu’il dirait d’une friandise ?

L’intéressé émit un court gémissement. Il avait déjà reniflé le parfum des donuts tout chauds, sur le comptoir, près de la caisse, et le trouvait terriblement alléchant. Il connaissait cependant la réponse de Willy, chargé de veiller au strict respect de son régime alimentaire de super canidé.

— Vous êtes gentille, mais Kin a l’estomac fragile. Le vétérinaire recommande une bonne diète.

— Pauvre chou ! déplora la serveuse en enlaçant l’encolure de sa nouvelle mascotte. Pas droit au moindre écart ?

— Juste de l’eau, répondit le sergent Rizetto, ce sera parfait.

Kinshasa soupira de dépit en regardant la jeune femme repasser derrière le comptoir. Elle lui rapporta une barquette plastique pleine à ras bord. Il aboya alors un bref remerciement. Merci était un des premiers mots qu’il avait su prononcer correctement, mais le règlement lui interdisait de parler en présence de civils.

Souriante, la serveuse passa la main dans sa chevelure rousse.

— Je ne vous ai jamais vu ici, fit-elle.

Le charme du sergent avait encore frappé.

Willy se tortilla sur la banquette pour extraire son insigne de sa poche de blouson. Le sourire de la rouquine s’agrandit.

— Vous êtes flic ? Mon père l’était aussi…

— New York ?

— Non, dans le Michigan.

Le sergent Rizetto perça l’opercule du gobelet pour boire une gorgée de café puis désigna l’écran de son @leph, où s’affichait une photo de David Ho, téléchargée sur la plateforme dédiée à l’enquête.

— Ce gars est venu ici, aux alentours de trois heures.

— Oui, je me souviens, acquiesça la jeune femme, visiblement ravie d’aider. Il avait l’air… préoccupé. Je lui ai servi du thé.

— Il attendait une autre personne, un homme… suggéra Willy.

La serveuse avait vu le journaliste ressortir seul. Néanmoins, les enregistrements de la vidéosurveillance de l’établissement montrèrent qu’un individu s’était présenté devant la vitrine, sur le trottoir, à trois heures neuf. Il avait fait signe au journaliste, qui l’avait rejoint deux minutes plus tard. Ensemble, ils s’étaient ensuite dirigés vers le terrain vague, en bordure du complexe méthanier. Si les images complétaient les premiers éléments d’enquête, le visage du tueur était, hélas, en grande partie dissimulé par la capuche d’un anorak. Les spécialistes de la section criminelle se chargeraient d’exploiter ce médiocre portrait. Non sans avoir promis de repasser un de ces jours, le sergent Rizetto et Kinshasa quittèrent la chaleur du bar.

— Pas… trop… tôt, marmonna le chien, pressé de reprendre la seconde piste du tueur, qui refroidissait dans le parking.

Ces mots, Willy les prononçait chaque matin, en fin de promenade, alors que son équipier à quatre pattes le rejoignait après avoir vagabondé seul dans les allées du parc, pendant que lui buvait un café. Ça faisait partie du rituel. Kinshasa les avait maintes fois et patiemment répétés, pour pouvoir les dire un jour, à son tour.

Le sergent lui tapota l’échine.

— Une chose après l’autre, Kin, se justifia-t-il. On ne doit rien laisser au hasard. Bax n’a pas trouvé d’ADN suspect sur le corps de la victime. Si l’assassin est sorti du parking à bord d’un véhicule, nous perdrons bientôt sa trace. Le plus petit indice peut permettre d’identifier le coupable, y compris une image de mauvaise qualité.

Le sergent Rizetto se trompait : loin de s’interrompre, la piste olfactive se poursuivait dans une rue parallèle à l’East River, en direction du sud, avant d’aborder un dédale de voies menant à des entrepôts. Elle guida Kinshasa jusqu’à une grille, close par une lourde chaîne, qui barrait l’accès au front de mer. Le vent glacial du détroit s’engouffrait entre les bardages de tôle des bâtiments voisins. Kinshasa le sentait, non plus avec sa truffe mais avec son instinct : le tueur était tout près, de l’autre côté du portail cadenassé, dans cet immense cube métallique aux abords duquel stationnait une fourgonnette bleue.

spirale

C’était un jeu. Willy appelait ça faire le zombie. Un implant logé dans le cerveau de Kinshasa lui permettait de ralentir ses fonctions vitales jusqu’à un point extrême – le vétérinaire employait le terme de biostase – où il plongeait dans un état de mort apparente. Son esprit se détachait alors de son corps et pouvait se mouvoir en toute discrétion, franchir n’importe quelle barrière, comme en rêve. La police recourait à cette faculté dans les affaires de prise d’otages ou d’enlèvement. Le labrador noir parvenait ainsi à infiltrer les lieux retranchés ; il se glissait au milieu des ravisseurs et de leurs prisonniers, infiniment plus discret que le plus furtif des drones ; son évaluation de la situation aidait à préparer l’intervention des unités spéciales.

Le sergent Rizetto signala leur position à la plateforme d’enquête puis ils se postèrent à l’abri d’un vieux conteneur bariolé de tags au milieu desquels trônait une étrange tête de Mickey dont les yeux étaient des missiles. Là, le chien put faire le zombie sans risquer d’attirer l’attention. Propulsé dans les airs, son esprit plana un instant au-dessus de Willy puis passa à travers la grille, comme si celle-ci n’existait plus. Tout autour de lui, les objets étaient devenus aussi impalpables que des hologrammes. Comme d’habitude, Kinshasa trouvait ça amusant. Il survola la fourgonnette et s’enfonça dans la paroi bardée de tôle de l’entrepôt.

L’intérieur du bâtiment était un nid de ténèbres. Privé de son précieux flair par la biostase, Kinshasa se fiait uniquement à des repères visuels et sonores. Attiré par une lueur, il s’approcha d’un local vitré, qu’éclairait un halo fade et changeant. Une voix s’y élevait au-dessus d’une rumeur ponctuée de cris, comme dans une salle de sport pleine de spectateurs. Derrière les vitres, la pièce offrait un confort sommaire. Table, chaise unique, lit, radiateur électrique, mini-réfrigérateur et four à micro-ondes. Des barquettes en plastique, vides, et une importante quantité de boîtes de bière écrasées débordaient d’un sac poubelle. Le son et la lumière émanaient de l’écran à Définition Ultime fixé à un poteau de la structure métallique du hangar. Willy possédait le même modèle, dans son salon. Kinshasa adorait y regarder les cartoons. L’occupant du local, lui, se passionnait pour un tout autre spectacle : un combat de catch opposant une femme sumo et une reptilienne à l’épiderme constellé d’écailles.

— Allez, l’Ogresse ! Assieds-toi sur cette saloperie de lézard !

Kinshasa étudia le type vautré sur le lit, qui encourageait ainsi sa favorite. Un épais bourrelet de gras dépassait de son T-shirt et pesait sur la ceinture du pantalon. Son crâne lisse arborait un tatouage de rapace fondant sur sa proie : les ailes déployées d’une oreille à l’autre et le bec barrant le front. Le type avait de très grands pieds, chaussés d’une paire de Reebok flambant neuve. Sa carrure correspondait à celle de l’homme en anorak filmé par la caméra du bar-restaurant. Même s’il manquait l’odeur de beurre de cacahuète rance pour confirmer, Kinshasa ne doutait pas une seconde d’avoir retrouvé l’assassin. Il s’apprêtait à retourner faire son rapport au sergent Rizetto lorsqu’il distingua une cage, dans un recoin sombre du local. Derrière les barreaux, un enfant reposait sur le flanc, visiblement endormi. Une fillette maigrichonne, à la peau très blanche, presque bleue dans la pénombre. Deux dents pointaient entre ses lèvres. Un collier de perles minuscules ornait son cou ; une cordelette entravait ses poignets et ses chevilles. S’agissait-il d’un des petits clandestins disparus dont avait parlé le lieutenant Cassie ?

Une musique assourdissante couvrit momentanément la voix du speaker, jusqu’à ce que le meurtrier de David Ho plaque un @leph contre son oreille.

— Ouais ! beugla-t-il sans quitter des yeux la retransmission. Quoi ?... Qu’est-ce que tu dis ?... Parle plus fort.

Pointant brièvement l’@leph vers le téléviseur, il coupa le son.

— Là ? Maintenant ? s’étonna-t-il, après avoir repris son correspondant.

Il grimaça et souleva son T-shirt pour se gratter la panse.

— C’est bon ! T’énerve pas.

D’un geste rageur, il mit fin à la communication et remit les commentaires du match. Le corps à corps des deux catcheuses le recaptiva aussitôt. L’ogresse était étalée à plat ventre sur le ring, les traits ridés par la douleur.

— Debout, feignasse ! s’égosilla l’assassin.

À la faveur d’une clef de bras, la femme lézard maintenait son imposante adversaire au sol. Lentement, elle la contraignit à se relever puis l’entraîna dans une ronde étourdissante. Elle ne la lâcha qu’après avoir pris suffisamment d’élan. La sumotori fut alors projetée dans les cordes. Elle bouscula l’arbitre au passage – celui-ci vola comme une vulgaire quille de bowling – et plongea hors du ring.

— C’est pas vrai ! Quelle naze !

Le tueur fulminait, à croire qu’il avait parié gros sur la perdante. Il se leva, se gratta à nouveau le ventre et parut soudain se rappeler une chose importante.

— C’est l’heure, princesse ! fit-il en se plantant devant la cage. Ton carrosse vient te chercher.

Une lueur malsaine hantait son regard ; la douceur des mots n’était qu’un leurre.

Kinshasa s’empressa de réintégrer son corps, dans la rue, derrière le conteneur, et rapporta du mieux qu’il put tout ce qu’il avait vu au sergent Rizetto.

— Bien joué, Kin !

Willy communiqua ses propres commentaires au lieutenant Cassie. La chance leur souriait. Non seulement ils avaient retrouvé le tueur, mais en plus ils allaient sans doute élucider le mystère de la disparition des petits clandestins : le sergent Rizetto était bien décidé à remonter la filière de ce trafic d’êtres humains.

spirale

Toujours dissimulés derrière le conteneur, ils guettaient l’arrivée d’un véhicule à la grille lorsqu’un bruit de moteur attira leur attention par-delà l’entrepôt, sur l’East River.

— Un aéroglisseur ! reconnut le sergent Rizetto.

Il s’écoula peu de temps avant qu’une porte s’ouvre dans la paroi de l’immense cube de métal. Une ombre encapuchonnée se glissa dehors, un grand sac jeté en travers de l’épaule. Elle s’éclipsa brièvement derrière la fourgonnette avant de disparaître pour de bon à l’angle du bâtiment, du côté du front de mer. La rumeur du véhicule marin en approche, qui s’était amplifiée, s’étouffa soudain.

Le carrosse annoncé par le tueur venait d’arriver. Pour aller épier ce qui se tramait à l’arrière de l’entrepôt, Kinshasa aurait pu faire le zombie, une fois de plus. C’était facile et sans danger. Mais cet état, qui suspendait toutes les fonctions vitales du labrador, désactivait aussi les mouchards greffés dans ses rétines et au creux de ses tympans. Or, les conversations et les images enregistrées par ses implants constituaient des preuves irrécusables contre les criminels lors des procès. Le chien devait donc se déplacer en chair et en os.

Devant le portail cadenassé, le sergent exhiba le harnais avec lequel il lui arrivait de transporter son équipier, sur son dos, quand les circonstances l’exigeaient : parfois, la scène de crime s’avérait inaccessible pour un limier à quatre pattes. Kinshasa ne goûtait guère l’inconfort de cette position ; heureusement, il n’était contraint de l’adopter qu’en de rares occasions. La dernière fois, Willy avait dû grimper à une échelle métallique pour rejoindre la plateforme d’un réservoir d’eau, au sommet d’un immeuble de Spanish Harlem : rien que d’y penser, le labrador en éprouvait une pénible sensation de vertige. Cette fois, l’affaire ne dura pas plus d’une minute, grâce à un sergent Rizetto rompu à l’exercice. Kinshasa fut cependant soulagé de fouler à nouveau le macadam, aux abords de l’entrepôt. Le long de la façade de tôle, guidé par les effluves de beurre de cacahuète rance semés comme des cailloux blancs dans le sillage du tueur, il rejoignit les docks situés à l’arrière du bâtiment. Là, Willy et lui prirent position derrière la carcasse calcinée d’un chariot élévateur.

— On dirait un véhicule de la brigade fluviale, s’étonna le sergent en considérant la silhouette de l’aéroglisseur éclairé par la pleine lune.

L’appareil était affalé, tous feux éteints, sur une aire bétonnée doucement inclinée vers les eaux du détroit. On distinguait un individu posté à la proue. Un homme en uniforme, coiffé d’une casquette.

Willy plaça une paire de jumelles thermiques devant ses yeux.

— Bon sang ! C’est bien un flic. Il discute avec le tueur : l’échange a l’air vif.

Il se tourna vers son équipier.

— Que dirais-tu de les écouter ?

Le chien approuva d’un hochement de museau. Il dressa ensuite les oreilles pour capter au mieux les signaux sonores que ses implants se chargèrent d’amplifier, d’enregistrer et de transmettre à l’oreillette de Willy.

— À ta place, insistait le pilote de l’aéroglisseur, dans les semaines à venir, j’irais me mettre au vert. Les inspecteurs de la section criminelle en ont après un gars qui te ressemble comme deux gorgées de bière.

— Comment tu le sais ?

— Ma radio est branchée sur leur fréquence, figure-toi. J’ai reçu ton portrait-robot. Il paraît qu’un de leurs super clébards a suivi ta trace jusqu’au Vithas Coffee Shop.

Le tueur serra les poings puis baissa la tête.

— Ils sont arrivés trop vite, j’ai pas eu le temps de cacher le corps de cet enfoiré, se justifia-t-il, plus piteux qu’un petit garçon pris en faute.

L’autre soupira.

— J’ignore comment, mais le toubib est au courant ! Les livraisons sont suspendues.

— Ben alors ? Qu’est-ce qu’on fait de la gamine ?

— Il la prend, mais après c’est terminé.

Les doigts de Willy pétrirent l’échine de Kinshasa. Ce geste-là précédait les instants critiques, quand les choses devenaient sérieuses et qu’il allait y avoir de l’action.

— Je vais créer une diversion pour les éloigner, murmura le sergent. Tu te faufiles à bord de l’aéroglisseur et tu ouvres bien grand les yeux et les oreilles.

— Compris, articula le chien.

Willy se fondit dans l’obscurité sans avoir détaillé son plan.

Quand il entendit démarrer un moteur de fourgonnette, de l’autre côté du bâtiment, le labrador ferma la gueule et se pencha en avant, le regard fixe. Le tueur encapuchonné et son complice de la brigade fluviale s’agitaient : bientôt, le premier s’éloigna pesamment tandis que l’autre regagnait la cabine de pilotage de l’aéroglisseur. Kinshasa en profita pour avancer, à pas de loup, jusqu’à une pile de palettes dressée à moins de dix mètres de son objectif.

Le moteur de la fourgonnette s’éteignit. Un silence relatif retomba sur les docks, où les échos de New York s’échouaient comme des vagues affaiblies. Le tueur tardait à revenir.

— Qu’est-ce qu’il fout ? s’impatienta le traître, qui venait de reparaître sur le pont, un fusil à pompe à la main.

Il finit par descendre et s’enfonça à son tour dans l’ombre du bâtiment. Sans perdre de temps, Kinshasa abandonna sa cachette et sauta prestement sur l’aéroglisseur. Le sac était là, il s’en dégageait une odeur de lapin blanc. Le chien tâta avec la patte le corps enfermé dedans. C’était bien celui d’un enfant.

Une détonation claqua dans la nuit. Ce n’était pas l’arme de Willy. Dans le poitrail de Kinshasa, les battements s’affolèrent soudain. Son équipier était-il en difficulté ? Comment s’en assurer ? L’intervention du labrador ne risquait-elle pas de contrarier la tactique du sergent Rizetto, comme la fois où ils avaient traqué un forcené dans un parking de Canal Street ? S’en tenant au plan initial, le chien grimpa sur le toit du poste de pilotage et se tapit.

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