La brume de Lima , livre ebook

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D'après une histoire vraie !
Esperanza n'a que huit ans lorsqu'elle quitte sa famille et son petit village dans la cordillère des Andes pour devenir domestique à Lima, chez son cousin. Humiliée, maltraitée, elle trouvera la force de s'extraire de cet enfer pour retrouver les siens et sauver à son tour les petites filles invisibles du Pérou.

L'auteur a écrit ce livre d'après le témoignage de Josefina Condori, recueilli lors d'un voyage-documentaire réalisé pour France 5.
Ce livre contient également un dossier pédagogique sur les droits de l'enfant.


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Publié par

Date de parution

17 octobre 2011

Nombre de lectures

281

EAN13

9782215118978

Langue

Français

à Josepha, Luce, Segundina et lestrabajadores del hogar.
Lima, février 1974. « Cric, crac », fait la clé dans la serrure. « Tac, tac, tac », les talons de ma patronne sur le carrelage. « Ouiiiin ! » le tout petit bébé dont je dois m’occuper, en haut, dans sa chambre. Je tourne le dos à cette drôle de porte, fermée à clé. Je suis prisonnière. Les fenêtres du rez-de-chaussée ont toutes des barreaux. De toute façon, je suis perdue. Alors, à quoi bon m’enfuir ? Pour aller où ? Avec les claquettes roses offertes par maman pour mon départ, je marche sur des carrés noirs et blancs, si brillants que je peux me voir dedans. Chez nous, dans les montagnes, les portes ne ferment pas et le sol est en terre. J’ai vu Juan-Carlos Salazar, le cousin de maman, pour la première fois, le jour de l’enterrement de papa. Il ne ressemblait à aucun homme d’ici : très fin, la peau toute blanche, le sourire sucré, la moustache et la barbe bien dessinées, portant une veste noire, comme les croque-morts… Il était riche, paraît-il. À la sortie de la messe, il est venu saluer maman qui nous a présentées, moi et mes deux petites sœurs, Pamela et Carlotta. Comme sa femme attendait son premier enfant, il lui a proposé de venir me chercher quand le bébé serait né. − Huit ans, c’est un bon âge pour commencer ce petit travail, a-t-il dit. Elle aura juste à garder le bébé et puis, elle pourra aller à l’école et revenir vous voir de temps en temps. J’ai tout de suite dit oui. Depuis le temps que je rêvais de partir ! Dans la montagne, tout le monde croit que la vie est plus facile en ville. À la maison, le champ de pommes de terre ne donnait plus assez pour nourrir toute la famille. Je pouvais enfin sortir de cette misère ! Il a débarqué hier matin, sans prévenir. Nous vivons trop loin de tout. Comme j’étais un peu impressionnée, maman l’a rassuré : − Elle est un peu timide mais tu verras, elle est courageuse et si gentille avec les bébés ! Elle a l’habitude avec Carlotta. Tu peux lui faire confiance. Juan-Carlos m’a à peine regardée. Il semblait pressé de partir. − La route est longue jusqu’à la capitale. Il faut y aller, Esperanza ! C’était la première et la dernière fois que je l’entendrais dire mon nom. Maman m’a prise dans ses bras et m’a fait signe d’obéir. Mes deux sœurs m’ont regardée m’éloigner, sans comprendre. En marchant jusqu’au village, Juan-Carlos m’a raconté fièrement qu’il avait grandi près d’ici mais qu’il avait eu la chance d’aller à la ville, d’étudier et de faire fortune en vendant du guano, des crottes d’oiseaux de mer, excellentes pour faire pousser les plantes dans les champs. Devant l’épicerie de la place du marché, une voiture bleu foncé nous attendait. Elle était si haute que le chauffeur a dû me porter pour m’installer à l’intérieur. Cela sentait bon le cuir. Le cousin a sorti un tissu de sa poche de pantalon et versé dessus un peu d’eau, avec une bouteille en plastique. − Tiens ! m’a-t-il commandé. Essuie-toi le visage. Tu ne peux pas te présenter comme cela devant ma femme. Angela ne supporte pas la saleté. Il a regardé mes vêtements en fronçant les sourcils : ma jupe froncée noire, le pull blanc cassé à manches courtes, tricoté par maman, dont j’essayais de dissimuler les taches avec mes bras croisés, d’où dépassaient les manches de mon chemisier à fleurs.
− Je te trouverai des vêtements plus convenables à Lima, a-t-il déclaré à la fin de son examen. Pendant le voyage, je voyais défiler les sommets enneigés et, le long de la route, des paysans piochant leurs champs, comme je l’avais fait si souvent pour aider mes parents. J’avais mal au cœur à chaque nouveau virage. Nous descendions, descendions, et cette descente vertigineuse semblait ne jamais finir quand, soudain, nous avons plongé dans une épaisse brume grise. − C’est lagarúa,une brume de mer ! m’a expliqué le cousin en riant. Tu verras, on finit par s’y faire. Moi, je trouvais cela terriblement triste. En haut, le ciel est presque toujours bleu et le soleil étincelant. Je n’étais pas sûre de m’habituer à vivre sans lumière. Mais les lumières venaient d’ailleurs, des magasins innombrables, de toutes les maisons qui étaient de plus en plus hautes et serrées les unes contre les autres, comme si elles avaient peur de rester seules dans ce brouillard. Les voitures aussi se touchaient presque, arrivant de partout. Était-ce cela, la ville ? Mon cœur battait de plus en plus fort. J’étais effrayée. La voiture s’est arrêtée devant un magasin de vêtements. Juan-Carlos m’a fait descendre et, à peine entré, a appelé une vendeuse. Il lui a parlé dans une langue incompréhensible, en me désignant comme s’il ne me connaissait pas. Je n’avais jamais vu autant d’habits. Certains étaient présentés sur de grandes poupées, plus grandes que moi. La jeune fille m’a entraînée derrière elle, prenant au passage une jupe bleue, un chemisier blanc, un gilet gris, des chaussettes et des chaussures noires. Elle m’a cachée derrière un rideau en me montrant que je devais me déshabiller et mettre les nouveaux vêtements qu’elle avait choisis. Je me sentais à l’étroit dans cette tenue et, quand j’ai voulu récupérer mes anciennes affaires, le cousin, en se pinçant le nez, a fait signe à la vendeuse de m’en débarrasser. Le cœur gros, je n’ai pu sauver que mes claquettes roses. Nous avons repris la route, de nuit. Les maisons se sont progressivement espacées, sagement rangées le long de larges rues, toutes droites et propres. Je respirais mieux. Le chauffeur s’est garé devant une façade rose. Nous sommes descendus. Le cousin a appuyé sur un bouton, déclenchant une sonnerie qui m’a fait sursauter. Drôle de manière d’appeler les gens ! Une jolie femme à la peau claire, les yeux en amande, en robe légère et un peu transparente, est venue nous ouvrir, nous enveloppant dans son délicieux parfum. Juan-Carlos l’a longuement serrée dans ses bras. Ce devait être sa femme, Angela. J’étais terriblement gênée, ne sachant pas si je devais rester. Mais le plus naturellement du monde, il s’est tourné vers moi au bout d’un moment, en parlant à nouveau cette langue inconnue. Pourquoi ne parlait-il plus quechua depuis que nous étions « en bas » ? Angela a eu l’air surprise en découvrant ma petite taille. Voulant être polie, je l’ai saluée : Napaykullayki ! Juan-Carlos m’a immédiatement coupée, d’un ton dur : − Je t’interdis de parler quechua. Compris ? Ici, on parle espagnol, ajouta-t-il fièrement. Et ne regarde plus les gens dans les yeux. C’est mal élevé ! C’était donc ça ! Il ne voulait pas que je parle la langue des montagnes… Mais comment faire ? Je ne parlais que celle-là ! Qu’attendait-on de moi ? J’ai compris qu’Angela me demandait de la suivre. Elle m’a conduite dans une pièce toute blanche, qui sentait fort le savon. Le linge séchait là. Dans un coin, près d’un évier très profond, une couverture était posée par terre. J’ai deviné que je dormirais là. Pressée de se débarrasser de moi, Angela avait déjà disparu en fermant la porte. J’avais faim, n’ayant rien mangé depuis ce matin, mais je n’osais pas ressortir pour réclamer de la nourriture. Je ne voulais pas encore passer pour une « mal élevée » ! Tombant de fatigue, je me suis écroulée sur mon lit.
Ce matin, Juan-Carlos m’a réveillée en me secouant brutalement. Il m’a rapidement donné un savon, une serviette et montré l’évier pour que je fasse ma toilette, se pinçant une nouvelle fois le nez, comme dans le magasin. Je me rappelai sa remarque de la veille : « Angela déteste la saleté. » Est-ce que je sentais mauvais ? Je ne m’étais jamais posé la question. Vivant et dormant au grand air, dans un abri ouvert à tous les vents, nous nous lavions rarement. Le premier torrent était à une demi-heure de marche et souvent glacé. Pour le satisfaire, je me suis débarbouillée de mon mieux. Il n’a pas tardé à revenir, me conduisant à ce qui devait être la cuisine puisqu’il y avait plein de casseroles accrochées au mur. La pièce me semblait immense comparée à la nôtre où on ne pouvait tenir qu’à une ou deux personnes, en restant accroupies pour ne pas toucher le plafond. Il a saisi sur le crochet de la porte un tablier bleu, trop grand pour moi, qu’il m’a passé par-dessus la tête. Il m’a montré comment préparer le café et lestamales. Il a ouvert un étonnant placard glacé qui s’est éclairé aussitôt et en a sorti plusieurs feuilles de maïs roulées, avec une pâte à l’intérieur. Il les a réchauffés dans la partie haute d’une grande marmite, pleine de vapeur. J’ai suivi attentivement tous ses gestes, devinant que c’était sûrement la dernière fois que le cousin les exécutait pour moi. Il a avalé plusieurstamalesaccompagnés d’un café et m’a invitée à en faire autant, sauf qu’il occupait l’un des deux sièges de la table centrale et m’avait interdit de prendre le second. Il était destiné à Angela qui n’a pas tardé à faire son apparition, emplissant l’air de son parfum entêtant. Pas un regard ni un bonjour. Elle semblait ne pas me voir. Au signe du cousin, j’ai compris qu’il fallait la servir. C’était très difficile, la table étant trop haute pour moi, même en me hissant sur la pointe des pieds. J’ai eu très peur de ne pas réussir à verser le café dans sa tasse. Juan-Carlos est parti à son travail. Je suis restée seule avec elle. Ce n’est qu’en finissant son petit déjeuner, laissant tout en plan, qu’elle s’est rappelé mon existence. Elle m’a montré l’évier où je devais faire la vaisselle. Comme je commençais à débarrasser, elle m’a interpellée, agacée : Ven aquí, tonta ! Je n’ai pas compris mais j’ai bien senti au ton de la voix que ces mots n’étaient pas gentils. Elle s’est emparée d’un nouveau tablier, blanc cette fois, et m’a ordonné de le passer à la place du bleu. Je me suis exécutée et l’ai suivie de pièce en pièce, car elle voulait visiblement me faire visiter la maison. Dans la plus grande pièce, celle avec de grands rideaux fleuris, des tas de miroirs et de peintures fixés au mur, des rangées entières de livres et de nombreux objets posés sur des étagères, des lits en cuir disposés en rond, je n’avais pas le droit d’y aller. − No, no ! Entiendes ?a-t-elle répété plusieurs fois. À l’étage, après avoir monté un grand escalier avec une rampe en fer noire, elle m’a montré plusieurs chambres. La sienne, au lit gigantesque, toute rose, était en grand désordre. Des tas de vêtements étaient jetés ici et là. Elle a fait comme si elle pliait une jupe, mais c’était uniquement pour m’expliquer que je devrais tout ranger. Todo, todo, entiendes ?a-t-elle répété encore, jusqu’à ce que je hoche la tête. Au son du tout petit cri venant de la pièce en face, elle a grimacé en jetant un coup d’œil à sa montre. Elle est entrée dans la chambre, où un tout petit bébé, habillé en blanc, se tortillait dans un magnifique berceau entouré de rideaux de dentelle, blanche aussi. − Felicia ! Sans que j’aie eu le temps de voir sa petite fille, elle l’a laissée en pleurs, ouvrant un grand placard débordant d’habits. Para Felicia ! Tout cela pour un bébé ! Je n’en revenais pas. Je n’avais jamais eu aucun vêtement de rechange. M’arrachant à ma surprise, elle m’a entraînée dans une salle toute carrelée, de
plus en plus pressée. Il y avait des robinets dorés partout, deux lavabos et une grande cuve blanche, de la taille d’un homme. Je devrais y laver le bébé, puis l’habiller. Ignorant toujours les cris de Felicia, elle est redescendue dans la cuisine pour me montrer comment préparer le biberon en faisant chauffer l’eau et en ajoutant des cuillères de poudre blanche. Elle a jeté un regard à l’horloge et essayé de m’expliquer quelque chose. Rien à faire, je faisais de mon mieux, écoutant de toutes mes oreilles, mais je ne comprenais rien ! De plus en plus énervée, elle m’a montré les deux flèches avec l’ongle de son index peint en rose qui frappait le plastique. J’ai juste vu qu’il y en avait une plus grande que l’autre. Tonta, india ! Elle a couru chercher un papier et un crayon. Elle a dessiné quatre horloges, en changeant la position des flèches chaque fois. Biberón, biberón, biberón, biberón !a-t-elle crié de plus en plus fort, en tapant avec son doigt sous chaque horloge.Entiendes ? Je n’étais pas sûre de bien comprendre mais, sentant gronder sa voix, j’ai préféré la calmer. À partir de cet instant, j’ai à nouveau disparu à ses yeux. Je l’ai vu prendre une veste, nouer un foulard autour de son cou, mettre du rouge sur ses lèvres, attraper un sac, se saisir de clés et sortir. Ouf ! C’était comme un terrible orage qui s’éloignait. À nouveau, je pouvais respirer. Que de bouleversements depuis hier ! Je me regarde dans le carré noir du sol, avec ma blouse blanche qui me tombe jusqu’aux pieds. Émue par les cris de plus en plus désespérés venant d’en haut, je reprends soudain conscience de mon devoir et me précipite dans la chambre du nouveau-né. Pauvre bébé ! Tout rouge et transpirant, il agite ses poings dans l’air. Je le prends dans mes bras en lui parlant doucement pour le calmer. − Je suis là, Felicia… n’aie pas peur ! Je vais m’occuper de toi. Lentement, le petit corps tout chaud se calme. − Tu dois avoir faim. Moi aussi, j’avais très faim ce matin… Je vais d’abord te préparer ton biberon. Chantonnant un air des montagnes, je descends avec Felicia dans la cuisine et je me débrouille pour préparer le biberon d’une main. À peine me suis-je installée sur le siège occupé tout à l’heure par Angela, que le bébé saisit la tétine, affamé, faisant descendre le lait avec de gros glouglous coupés de longs soupirs. Je peux enfin l’observer tranquillement. Un adorable bébé, au teint pâle, aux traits délicats, comme ceux de sa mère, et aux yeux bordés de longs cils recourbés. Un bruit d’air aspiré me fait réaliser que le biberon est terminé. Felicia me regarde, l’air étonné, la bouche légèrement ouverte, avec du lait dégoulinant du menton. Je l’essuie avec mon tablier. − Nous allons être amies, tu vas voir ! J’ai une petite sœur qui est bébé comme toi… Elle s’appelle Carlotta. En disant ce nom, mon cœur se serre. Ma famille me paraît si loin ! Courageusement, je me lève pour faire faire son hoquet au nouveau-né, imitant les gestes de maman. Enfin, je peux monter pour la toilette. Toujours d’une main, tenant précautionneusement Felicia dans mon bras gauche, j’ouvre le placard des vêtements, ne sachant lequel choisir. Mes yeux tombent sur une magnifique robe à volants, rose et blanche, avec un petit gilet assorti. J’arrive dans la pièce aux robinets, hésitante. Je n’ai jamais vu d’endroit pareil ! J’aperçois une table haute, avec un petit matelas en plastique couvert de nuages multicolores. Je pose mon précieux paquet dessus et commence à le déshabiller. Une drôle de culotte à nounours est collée autour de sa taille. J’essaie de tirer doucement dessus, mais impossible de la faire descendre ! Je finis par comprendre qu’il faut enlever
les deux collants sur le côté et que la culotte s’ouvre alors en deux. Soulagée d’avoir trouvé toute seule, je reprends le bébé tout nu dans mes bras et m’approche du lavabo le plus proche. J’ouvre un premier robinet, mais le ferme bien vite car l’eau est brûlante. J’essaie le second. C’est bon, l’eau est toute froide. Heureusement que j’ai été prudente : un peu plus et j’allais brûler la pauvre Felicia ! Je mouille une éponge et fais mousser le savon dessus avant de l’appliquer sur sa peau blanche. Elle hurle ! − Ah ! Tu es bien comme ma petite Carlotta. Toi non plus, tu n’aimes pas l’eau ! Je savonne le petit corps calé contre mon ventre puis le rince, sans me laisser impressionner par ses cris de protestation. Enfin, j’attrape la première serviette qui me tombe sous la main, reviens à la table haute pour rhabiller le bébé. Problème : la culotte est toute sale. Je ne peux pas lui remettre ! C’est alors que je découvre, sur une petite étagère, juste devant moi, plusieurs culottes à nounours propres. J’en prends une et dois recommencer plusieurs fois avant d’arriver à la réajuster autour de la taille de Felicia, qui s’impatiente et gesticule comme un ver de terre. − Eh, tu crois peut-être que c’est facile… Moi, j’ai jamais mis des culottes comme ça ! Je dois encore batailler avec elle pour lui passer la belle robe et le gilet. Un petit coup de brosse aux poils tout doux sur les boucles noires de Felicia, et je peux admirer la plus belle petite fille que j’aie jamais vue. − Une vraie princesse ! Felicia s’est calmée et me fixe à nouveau de ses yeux grands ouverts. Je la ramène dans sa chambre et joue quelques instants avec ses doigts minuscules qui agrippent les miens. Je devine un léger sourire sur ses lèvres. J’aimerais rester avec elle, mais j’ai peur du retour d’Angela. Je ne sais pas quand elle compte revenir et cette pensée me terrifie. Je veux avoir le temps de faire tout ce qu’elle m’a dit :Todo, todo ! Entiendes ? − Bon, je dois travailler, mon bébé ! Je vais te remettre dans ton lit de princesse. Heureuse, elle me laisse faire. Je sors sur la pointe des pieds et commence par la chambre au grand lit, pliant un à un les vêtements et les posant sur un grand fauteuil. Puis je passe par la salle des robinets où j’étends la serviette pour la faire sécher. Je prends le pyjama pour le laver sous le robinet puis la culotte sale. Mais le tissu gonfle, gonfle et finit par craquer, libérant plein de coton. Catastrophée, j’imagine déjà la fureur d’Angela, mais que faire ? Je décide de laisser la culotte dans le lavabo. Je descends pour ranger la cuisine. Je mets une chaise contre l’évier et grimpe dessus pour pouvoir laver la vaisselle sans risquer de la casser. Déjà une bêtise… Je ne veux plus prendre de risques. Je remets tout en place et observe l’horloge. Les flèches ont bougé depuis tout à l’heure. Je regarde les dessins laissés par Angela et commence à comprendre qu’il y a un rapport entre les biberons à donner et les positions des flèches. N’ayant plus rien à faire, je remonte dans la chambre de Felicia et la contemple en train de dormir. Qu’il fait bon dans cette maison ! Pas un courant d’air ! Je nous revois blotties les unes contre les autres, maman, Carlotta, Pamela et moi, dans notre niche en terre séchée, sans porte, sous notre couverture en alpaga, luttant contre le froid, jusqu’à ce qu’il nous engourdisse. Je ne sais pas combien de temps je reste à rêver ainsi devant le berceau. Un petit gémissement de Felicia me rappelle à la réalité. Je la prends et descends à nouveau les escaliers. Tout de suite, je regarde les flèches de l’horloge. Elles sont presque comme sur le dessin. Je prépare le deuxième biberon. Ma première journée s’écoule ainsi, avec le troisième puis le quatrième biberon. Mis à part l’incident de la culotte, je suis plutôt fière : maman n’aura pas à rougir de moi devant le cousin. Dans un univers aussi nouveau, j’ai réussi à m’occuper du bébé qui se repose, bien tranquille, dans son lit. Quand il fait nuit, j’entends un bruit de clé. C’est Angela qui rentre, et la foudre avec elle. Sans m’adresser un mot, elle monte tout droit à l’étage. Aussitôt, les injures pleuvent
et je sais qu’elles sont pour moi : Estúpida ! India ! Chola ! À ces cris, Felicia se met à pleurer. J’attends dans la cuisine, désespérée. Je croyais avoir bien fait… J’espérais même un compliment : « Eh bien, tu t’es rudement bien débrouillée toute seule pour une première fois ! » Au lieu de cela, le cousin, à son retour, entre furieux dans la pièce, retrouvant d’un coup son quechua : − Mais où as-tu donc la tête ? La robe de baptême pour habiller Felicia, et puis quoi encore ? Ah oui, la couche ! Comme si on lavait les couches ! Justement, les couches, c’est pour éviter de laver. N’importe quelle imbécile aurait compris ça ! Et au lieu de la mettre à la poubelle, tu la mets dans le lavabo d’Angela et tu sèches le bébé avec sa serviette. Mais qu’allons-nous faire de toi ? Allez ! Va te coucher, je t’ai assez vue pour aujourd’hui ! Ce soir-là non plus, je n’ai pas le droit de dîner.
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