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EAN : 9782335097313
©Ligaran 2015
Notice sur Ion
Socrate rencontre le rhapsode Ion d’Éphèse, qui revient des jeux d’Épidaure, où il a remporté le prix de la récitation. « Je vous envie, lui dit-il, vous autres rhapsodes, qui passez votre temps à étudier les poètes, et surtout le divin Homère, qui les comprenez et les interprétez à la foule. – Tu as raison, Socrate, répond Ion, et je suis fier d’être le plus habile interprète d’Homère qui soit au monde. – Es-tu aussi habile dans l’intelligence d’Hésiode et d’Archiloque ? – Non. – Pourtant Hésiode et Archiloque traitent à peu près les mêmes choses qu’Homère ; et, si le mathématicien peut distinguer ceux qui parlent exactement ou inexactement des nombres ; le médecin, ceux qui ont des opinions justes ou fausses sur les aliments ; en un mot, si le même homme est juge compétent de tous ceux qui parlent des mêmes objets, tu dois pouvoir juger d’Hésiode et d’Archiloque aussi bien que d’Homère, quand ils traitent les mêmes sujets que lui. – Il n’en est rien pourtant, dit Ion. – C’est que tu es incapable de parler d’Homère par art et par science. Quiconque en effet s’est rendu maître d’un art en son entier, peinture, sculpture, musique, peut juger toutes les parties de cet art et détailler les défauts et les qualités de n’importe quel artiste. »
Ton impuissance, Ion, vient de ce que ton talent n’est point un effet de l’art, mais de l’inspiration. Comme la pierre d’aimant attire les anneaux de fer, en faisant passer sa vertu de l’un à l’autre, de même la Muse inspire les poètes qui communiquent leur enthousiasme aux rhapsodes qui le transmettent à la foule : il se forme ainsi une chaîne d’inspirés. Les poètes en effet sont hors d’eux-mêmes, quand ils composent, et ressemblent aux bacchantes qui puisent le lait et le miel dans les fleuves, quand le transport divin les agite, et cessent de le faire, lorsqu’elles sont de sang-froid. Et voilà pourquoi chacun d’eux ne réussit que dans un genre, celui où la Muse l’a poussé. Les rhapsodes sont les interprètes des poètes, ils en éprouvent les sentiments et les font passer dans l’âme des spectateurs ; ils sont les anneaux intermédiaires entre le poète et les spectateurs, et comme les poètes tiennent à telle ou telle muse, chaque rhapsode aussi tient à tel ou tel poète. Toi, Ion, tu dépends d’Homère, et voilà pourquoi parlant d’Homère par inspiration et non par art, tu ne peux parler que de lui.
Ion répond : Ton explication peut s’admettre pour la récitation ; mais en ce qui regarde l’interprétation, tu ne me feras pas croire que je sois possédé et hors de moi. – Eh bien ! dis-moi sur quoi tu parles bien dans Homère. – Sur tout. – Même sur les choses que tu ignores ? – Il n’y en a pas que j’ignore. – Connais-tu les arts dont il est question dans Homère ? Tu avoueras bien, je pense, que celui qui possède un art est seul en état de bien juger ce qui se dit ou se fait en vertu de cet art ? Le cocher, le médecin, le pêcheur, le devin jugeront donc mieux que le rhapsode les passages d’Homère où il est question de course, de médecine, de pêche, de divination. Que reste-t-il donc au rhapsode ? – Il jugera, dit Ion, ce qu’il convient que dise un homme ou une femme, un esclave ou un homme libre, un subalterne ou un chef. – Que dis-tu là ? Est-ce qu’un rhapsode sait mieux qu’un commandant de vaisseau comment il faut parler à un équipage, mieux qu’un bouvier ce qu’il faut dire à des bœufs excités ; s’entend-il mieux que la fileuse au travail de la laine ? – Non. – Saura-t-il parler à des soldats aussi bien qu’un général ? Oui, dit Ion, voilà ce qu’il sait faire. – Est-ce en tant que général ou que rhapsode ? – Il n’importe. – Alors, pour toi, l’art de la guerre et de la récitation sont un seul et même art ? – Oui. – À ce compte, puisque tu es le meilleur rhapsode de la Grèce, tu es donc aussi le meilleur général ? – Oui. – Ainsi, nouveau Protée, tu te métamorphoses d’interprète d’Homère en général d’armée ? Avoue plutôt. Ion, que tu m’as trompé en me disant que tu pouvais parler savamment d’Homère, puisque tu ne sais même pas dire à quoi s’applique ton art dans Homère, et reconnais que si tu parles bien de ce poète, ce n’est point par art ni par science, mais par une inspiration divine.
Telle est la doctrine de l’Ion. On a quelquefois nié l’authenticité de ce dialogue sous prétexte que le mépris de la poésie qu’y témoigne Socrate ne s’accommode pas avec le magnifique éloge qu’il en fait dans le Phèdre . En réalité cette contradiction n’existe pas. Sans doute Socrate fait voir peu d’estime pour le rhapsode, naïvement vaniteux, qui prend son verbiage pour de la science et ses beaux habits pour un titre à l’admiration. Mais c’est abuser des termes que d’étendre au poète le mépris de Socrate pour le rhapsode. L’ironie de Socrate ne tombe que sur Ion, jamais sur Homère, Hésiode, Archiloque, ou les Muses qui les ont inspirés, et il n’est pas vrai que la poésie soit frappée du même arrêt que le rhapsode. Ce qui est vrai, c’est que les deux ouvrages offrent les mêmes idées sur la poésie : « Quiconque arrive aux portes poétiques des Muses sans avoir perdu la raison, persuadé que l’art lui suffira pour devenir poète, celui-là est imparfait, et sa poésie d’homme raisonnable est effacée par celle des fous. »
Ce langage, que Socrate tient dans le Phèdre , n’est-ce pas au fond la théorie exposée dans la fameuse comparaison avec la pierre d’aimant ? Dans l’un comme dans l’autre dialogue, le poète apparaît comme un être inspiré des dieux, qui parlent par sa bouche, et Platon est trop poète lui-même pour ne pas goûter les belles choses qui viennent du ciel. Mais il est Grec aussi et il est philosophe. Les Grecs n’ont jamais eu pour les gens inspirés, devins et prophètes, le respect que les Orientaux, les Juifs par exemple, leur témoignaient ; pour eux, la faculté la plus haute, c’est la raison, et l’art idéal est l’art conscient de lui-même et capable de rendre compte de ce qu’il est. Or la poésie, qui relève de l’imagination et de la sensibilité, autant et plus que de la raison, ne peut rendre compte de ses trouvailles ; le fait qu’un poète médiocre comme Tynnichos a inventé le péan semble inexplicable : on en fait honneur à l’inspiration, c’est-à-dire à un dieu. C’est une manière de dire que la raison seule ne suffit pas à la poésie, que le poète n’est maître ni de son esprit ni de son heure, qu’il ne peut créer que lorsque son imagination est fortement ébranlée, qu’impuissant à faire naître l’inspiration, il doit l’attendre de circonstances indépendantes de sa volonté, et que, dans le trouble et l’exaltation où il compose, il ne se rend pas toujours bien compte de ce qu’il dit. L’enthousiasme lui suggère des vers admirables, mais l’enthousiasme, qui échappe à la raison, le jette parfois dans l’erreur. Sur ce point, il est inférieur au philosophe : celui-ci, fondé sur la seule raison, recherche la vérité avec une méthode infaillible, qui est la dialectique inventée par Socrate ; c’est à lui qu’il appartient d’éclairer et d’améliorer les hommes, et de leur apprendre à vivre comme des dieux, en subordonnant les instincts grossiers et les passions à la raison universelle. Les poètes ont joué dans les premiers temps ce rôle de précepteurs de l’humanité ; mais s’ils lui ont appris de belles choses, ils lui ont enseigné aussi beaucoup d’erreurs. Ils sont des guides peu sûrs et leur règne a fini avec l’avènement de la philosophie ; c’est la philosophie seule qui peut et doit désormais gouverner les hommes. Et voilà pourquoi Platon finira par bannir les poètes de sa république, en les couronnant de fleurs.
L’authenticité de l’ Ion a été contestée aussi pour des motifs littéraires. « Si nous reconnaissons Platon, dit V. Cousin, et Platon tout entier dans l’esprit et la conception de ce petit ouvrage, nous croyons qu’il est difficile de le retrouver toujours dans l’exécution. Excepté la comparaison que nous avons citée (la comparaison de la pierre d’aimant), il n’y a pas un passage qui rappelle sa manière : peu de variété et d’abondance dans les idées, des citat