Chroniques Verticales - Saison 2 épisode 5 , livre ebook

Chroniques verticales
Laurent Copet
Saison 2 - Épisode 5
1
 
Salto Angel plissa les yeux, tendit l’oreille. Sur son visage, la peur laissa place à un torrent de joie. « C’est… mon frère… mon frère ! »
Tarnagas sauta sur la vire et poussa des petits cris de bonheur. Il courut embrasser Salto, puis se rua vers Mendeku qu’il serra contre lui de toutes ses forces. « Tarnagas ! fit le vieux shaman, incrédule. Qu’est-ce que tu fais là ? Oh, et puis peu importe…
— Espèce de fou, fit Salto Angel en riant. Tu nous as rejoints, sans corde, sans rien ! » Il détailla son frère de la tête aux pieds et toucha du bout des doigts la tunique en lambeaux qui le recouvrait tant bien que mal. « Regarde-moi ces haillons… Comment tu savais qu’on serait là ?
—… arlent e ous… »
Mendeku fronça les sourcils. « Ils parlent de nous… Forcément… Qu’a dit Brouillard Givrant ? Et Lost Arrow ? »
Tarnagas secoua la tête, se mit les mains sur les yeux. « Ouilla Chivantort, Lochtarrowort… »
Les autres se tournèrent vers lui, comme pétrifiés. Tous voulurent poser des questions mais pas un n’osa parler.
« …Antomachtic chef », laissa tomber Tarnagas. « Tué Ouilla Chivant et Lochtarrow. »
À l’évocation de ce souvenir, il se roula en boule sur le sol et se mura dans le silence. Mendeku se rassit à côté de lui et lui caressa les cheveux. Tarnagas sourit.
« Brouillard Givrant a bel et bien perdu le contrôle de la situation, finit par dire Raja.
— Fantomastic est une personne malsaine, dit Chilam. Je l’ai côtoyé pendant plusieurs saisons au sein de la cordée de Pichenibule. Lost Arrow était fou, mais Fantomastic obéit à ses instincts primaires. Je me demande si ce n’est pas encore pire.
— Ce qu’il y a de pire, c’est que plus personne ne peut le contrôler, fit Mendeku. Plus de shaman ni de chiffreur, il détient tous les pouvoirs. C’est une catastrophe.
— Pour eux, sans doute. Mais ce n’est plus notre problème. Ils ont choisi ce qui leur arrive. » Le visage de Chilam était fermé, résolu. « Demain, une dure journée nous attend. Nous devons fuir la meute. Rentrez chez vous, les amis. Avec Raja, nous ferons d’ici une longueur de temps le tour des campements pour dire à tout le monde de se tenir prêt. Nous devons nous regrouper. Pas moins de deux cordées par campement. »
Salto Angel la regarda, interloqué. « Tu penses qu’ils peuvent…
— On ne sait jamais. » Soudain, son visage se radoucit. « Salto Angel, tu retrouves ton frère, ce soir. Quant à toi Mendeku, c’est un fils qui vient de t’être rendu. Tu auras une bonne nouvelle à annoncer à ta femme. Je suis heureuse pour vous. »
Mendeku et Salto Angel se levèrent, bientôt imités par Tarnagas. Ils entreprirent de s’équiper, quand Raja les appela. La jeune femme leur tendit quatre paquets de bonne taille, enveloppés dans des feuilles d’arbre à glys.
« Tenez, dit-elle. Pour votre repas. »
 
2
 
Dès leur retour, Paroxysme et Volubilis se précipitèrent au campement de Fantomastic. Le chef avait grossi. Il s’était empâté. Il ne chassait plus et laissait les autres lui ramener les meilleurs gibiers, dont il abusait, invariablement attiré par les portions les plus grasses. Sa peau formait des bourrelets irréguliers autour de son cou, ses pectoraux s’affaissaient et pendaient, son ventre semblait enflé. Confortablement installé sur la vire, il regarda Paroxysme et Volubilis avec une lueur d’amusement. Les deux individus se bousculèrent pour se présenter devant lui.
« Ça suffit ! ordonna Fantomastic. Dites-moi ce que vous voulez dire et tirez-vous !
— Les traîtres… » fit Paroxysme.
Le regard de Fantomastic s’assombrit. Derrière lui, Kallistée se redressa, l’œil soudain tranchant. Satisfait de l’effet produit, Paroxysme prit son temps avant d’enchaîner. « On a vu les traîtres… Le vieux… et celui qui parle tout le temps… Saltan…
— Salto Angel, murmura Kallistée.
— Là ! » glissa Volubilis en pointant la direction de l’est.
Il voulut continuer à parler mais s’aperçut qu’il ne savait plus quoi dire. Alors il attendit, satisfait.
« Tirez-vous ! » dit Fantomastic, maussade.
Kallistée ne dit rien. Elle sentait Fantomastic d’humeur massacrante et préférait s’abstenir de lui prodiguer le moindre conseil. Et puis, qu’aurait-elle dit ? La providence les avait fait retrouver les autres sur l’immensité de la Falaise. Fallait-il y voir un signe des dieux ?
Les traîtres… Ceux qui avaient rompu l’unité du clan. Une partie d’elle-même voulait les voir décrocher, tous, les uns après les autres. Y compris sa sœur et celui qui avait été son fils. Leur faire payer l’affront. Eux qui se croyaient tellement supérieurs… Mais elle savait aussi que leur situation devenait précaire. Ils n’avaient plus de guérisseur et les corps malmenés se dégradaient à une vitesse inquiétante. Sans chiffreur, ils en seraient bientôt réduits à errer sur la Falaise.
Kallistée observa Fantomastic du coin de l’œil et comprit qu’elle ne devait pas lui parler pour l’instant. Elle se résolut à attendre un peu. Les pensées tournaient en boucle dans sa tête. Les autres. Ces traîtres qu’elle voulait voir décrocher. Son fils.
Salto Angel…
Jamais elle n’aurait d’autre occasion de le voir. Avait-elle vraiment souhaité le voir décrocher, à l’instant ?
Non, bien sûr que non. Salto, mon fils. Pourquoi es-tu parti ? Tu nous as abandonnés. Tu m’as abandonnée, moi ! J’aimerais tellement… juste te revoir.
Aussitôt, elle s’efforça d’oublier ces pensées vulnérables. Salto Angel était un traître, comme les autres, et il méritait de tomber dans le Néant. S’ils devaient aller à leur rencontre, c’était pour leur reprendre de force des hommes capables de redresser le clan. Et elle ne pouvait pas se permettre d’attendre.
Elle se mordit la lèvre inférieure, avala sa salive et glissa une main sur le torse adipeux du chef. Ce dernier exprima de la satisfaction. Kallistée continua ses caresses, détourna le regard pour ne pas ajouter à son écœurement. Elle remonta le long du cou, sentit Fantomastic frissonner de plaisir, puis plongea sa main délicate dans ses cheveux. Loin, très loin, elle se fit la remarque qu’il en avait de moins en moins. On aurait dit des cheveux de bébé, fins, légers. Sans s’en apercevoir, elle écrasa avec son index un parasite sur son crâne. Un liquide acide lui aspergea les doigts, elle les essuya dans une touffe de cheveux et continua, pensive.
Il nous faut y aller. Nous avons trop besoin… Jamais je n’aurais pensé l’admettre, mais nous avons trop besoin de certains d’entre eux. Un ancien, qui saurait compter suffisamment loin pour tenir le rôle de chiffreur. Et un guérisseur. Au moins ça.
Elle soupira. Fantomastic s’était calmé, mais elle savait qu’il n’écouterait rien. Pas tant qu’il resterait la moindre tension en lui.
 
3
 
Pendant longtemps, elle resta assise contre la paroi. La plupart des occupants de la vire l’ignoraient, mais certains la fixaient avec jalousie. Avec crainte aussi. Personne ne semblait comprendre l’origine des larmes qui coulaient en silence sur ses joues, mais pour eux cela n’avait aucune importance.
Kallistée ne les voyait même pas. Pas plus que Fantomastic, à présent endormi, la bouche entrouverte, le ronflement gras et la bave coulant au coin des lèvres. Une fois qu’elle s’était soumise à ses désirs, elle avait demandé à lui parler, mais il l’avait repoussée en grognant. Puis...