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Publié par
Date de parution
19 février 2015
Nombre de lectures
267
EAN13
9782369421702
Langue
Français
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9782369421702
Langue
Français
J’ÉTAIS L’AGENT
DE STALINE
© Nouveau Monde éditions, 2015
21, square St Charles – 75012 Paris
ISBN : 978-2-36942-170-2
Dépôt légal : février 2015
Imprimé en Italie par Rotolito Lombarda
W.G. Krivitsky
J’ÉTAIS L’AGENT
DE STALINE
Traduit de l’anglais
par André Pierre
nouveau monde éditions
Pourquoi (re)lire Krivitsky aujourd’hui ?
D’abord parce que ce livre unique de Mémoires constitue un des fleurons du genre. Rien de plus taiseux qu’un espion en activité ; rien de plus bavard (parfois) qu’un espion en retraite. On ne compte plus les Mémoires d’anciens espions qui n’ont pas accompli le quart de ce qu’a fait Krivitsky en une petite vingtaine d’années, mais qui ont tenu à le faire connaître. Plus rares encore sont ceux qui écrivent aussi bien que lui.
Le parcours a tout pour séduire. Jeune juif polonais né Samuel Ginsberg en 1899, il est lycéen à Kiev lorsque la révolution russe renverse tout sur son passage. Comme beaucoup, il devient un zélé bolchevique dès 1917. Mais il ne sera pas un simple apparatchik : on détecte en lui les talents qui font les grands espions : Krivitsky sera donc de toutes les guerres de l’ombre entre 1918 et 1937. Envoyé derrière les positions des Russes blancs qui combattent les communistes, il mène des actions de sabotage. Posté en Allemagne au début des années 1920, il organise la lutte du mouvement ouvrier contre l’occupation française et la police allemande. Un temps enseignant à l’académie militaire de Moscou, il est renvoyé en Europe pour organiser des réseaux d’agents communistes. À la demande de Staline, il organise un trafic de faux dollars pour saper l’économie capitaliste et approvisionner l’URSS à peu de frais. Basé à Rotterdam en 1933, il gère un grand nombre d’agents, jusqu’au sein du gouvernement du Front populaire en France et des services secrets britanniques. Comme on ne prête qu’aux riches, on lui attribue des vols de plans d’avions et de sous-marins ainsi que l’interception de correspondances entre l’Allemagne nazie et le Japon.
En 1936, il est envoyé en Espagne pour organiser les Brigades internationales. Il découvre que Staline a aussi pour objectif d’éliminer à cette occasion les trotskistes et autres déviants de la ligne du Parti. Des purges secouent le NKVD. De retour à Moscou, Krivitsky prend conscience du fossé qui s’est creusé entre Staline et une majorité de la population. Certains de ses amis de l’appareil sécuritaire sont éliminés. Il est renvoyé en France pour transmettre son réseau d’agents, mais l’assassinat en Suisse de l’un de ses amis le convainc de disparaître. À lui seul, ce parcours suffit à rendre son histoire passionnante. Mais l’intérêt du texte ne s’arrête pas là.
Il faut aussi lire Krivitsky parce qu’il est un irremplaçable témoin du stalinisme, l’un des tout premiers transfuges de l’histoire qui a consacré les dernières années de sa vie à décrypter et à dénoncer le système sécuritaire stalinien, allant jusqu’à prédire sa future alliance avec Hitler. En contact avec divers socialistes et journalistes français, Krivitsky organise la parution dans la presse française d’articles hostiles à Staline. Sans grand résultat. Persuadé qu’une invasion allemande est proche et que la France ne tiendra pas le choc, notre homme se résout en novembre 1938 à mettre sa femme Antonina (ancienne espionne comme lui) et leur fils en sécurité de l’autre côté de l’Atlantique, aux États-Unis. Il y est d’abord reçu avec méfiance. Paradoxalement, c’est une série d’articles publiés dans le Saturday Evening Post révélant l’envoi par Staline d’agents du NKVD sur le sol américain qui lui permettent d’être reconnu comme un véritable expert. Face à la guerre en Europe, l’administration Roosevelt ne tient pas à compromettre ses relations avec l’URSS et manie donc ce « transfuge » avec des pincettes. Cependant, Krivitsky est auditionné à plusieurs reprises par la Commission parlementaire sur les activités antiaméricaines. Il y dévoile la coopération étroite entre services secrets nazis et soviétiques, annonce une future alliance stratégique entre les deux puissances. Enfin, il dénonce des tentatives à venir pour l’assassiner, lui, ainsi que d’autres dissidents dont Trotsky. Son livre paru en novembre 1939 est un succès de librairie immédiat, et lui offre la reconnaissance qu’il attendait. Les services secrets britanniques demandent à l’interroger.
Le témoignage de Krivitsky est d’une telle richesse qu’il faudra plusieurs décennies aux services occidentaux pour en digérer toutes les informations. Il fournit des informations précises qui permettent aussi bien au MI5 qu’au FBI d’arrêter des espions soviétiques sur les sols britannique et américain. Il désigne même au MI5 le « contrôleur » d’un réseau pas encore connu sous le nom des « Cinq de Cambridge ». Cette piste n’est bizarrement pas exploitée, permettant ainsi à Burgess, Mclean, Cairncross, Blunt et Philby de mener la carrière que l’on sait.
Le livre, une fois refermé, un mystère demeure : celui de la mort de son auteur dans une chambre de l’hôtel Bellevue de Washington un soir de février 1941. Il s’est présenté seul, sans réservation et a payé d’avance son séjour avant de commander une bouteille d’eau pétillante. Il n’est pas ressorti de sa chambre. Le lendemain matin, vers 9 h 30, une femme de chambre frappe à sa porte et, en l’absence de réaction, introduit son passe dans la serrure. Elle découvre l’occupant, mort sur son lit, la tête ensanglantée, une arme à ses côtés. Les occupants des chambres voisines n’ont rien entendu, alors que les clients se plaignent souvent de la minceur des murs ! Convoquée sur les lieux, la police conclut au suicide. On retrouve près de lui pas moins de trois lettres justifiant son suicide : une en anglais (à son avocat Louis Waldman), une en allemand (à une amie) et une en russe pour sa femme. Cette dernière contient des phrases étranges pour un transfuge : il y évoque notamment ses « grands péchés » (contre la Russie). Voilà qui laisse à penser qu’elle aurait pu être dictée par un membre du NKVD. L’avocat de Krivitsky convoque aussitôt une conférence de presse pour dénoncer l’assassinat de son client. Il désigne même l’assassin présumé, un agent du NKVD du nom de Hans Brusse. À la Maison Blanche, le conseiller à la Sécurité de Roosevelt, Adolf Berle, se montre dans son journal intime persuadé lui aussi qu’il s’agit d’un assassinat. D’autres dissidents, comme Jan Valtin ou Hede Gumperz, en sont à leur tour convaincus. Antonina, l’épouse du défunt qui connaît bien les méthodes de ses anciens employeurs, estime qu’on a forcé son mari au suicide, en échange de la vie sauve pour elle et leur fils.
Malgré la campagne de presse de Louis Waldman pour que le FBI enquête sur l’affaire, son directeur J. Edgar Hoover qui n’a pas pardonné à Krivitsky d’avoir révélé au peuple américain que son territoire était exposé aux menées d’espions soviétiques, donne pour instruction à ses services : « Le FBI n’a aucun intérêt à déterminer si Krivitsky s’est suicidé ou s’il a été assassiné. » Le premier biographe de Krivitsky, Gary Kern1, a trouvé la trace de dossiers sur cette affaire jusque dans les archives de la CIA, pourtant créée plusieurs années après sa mort, mais ceux-ci restent classifiés, donc inaccessibles aux chercheurs pour une durée indéterminée. Ce qui ne fait qu’ajouter au mystère, dans la mesure où une large part des archives de cette époque sont désormais librement accessibles. Le doute subsiste donc sur le destin tragique de Krivitsky.
Yvonnick Denoël
Notes
1. A Death in Washington: Walter G. Krivitsky and the Stalin Terror, Enigma Books, 2008.
Introduction
Dans la soirée du 22 mai 1937, je pris le train à Moscou pour rejoindre, à La Haye, mon poste de chef du contre-espionnage militaire soviétique en Europe occidentale. J’étais loin de penser que je voyais la Russie pour la dernière fois, tant que Staline en serait le maître. Il y avait près de vingt ans que j’étais au service du gouvernement soviétique, près de vingt ans que j’étais un bolchevik. Tandis que le train roulait vers la frontière finnoise, je songeais, seul dans mon compartiment, au destin de mes collègues, de mes camarades, de mes amis presque tous arrêtés, exécutés ou envoyés dans des camps de concentration. Ils avaient consacré toute leur vie à construire un monde meilleur et ils étaient morts à leur poste, non sous les balles de l’ennemi, mais parce que Staline en avait ainsi décidé.
Qui a-t-on encore le droit de respecter ou d’admirer ? Quels sont les héros, les héroïnes de notre révolution qui n’ont pas été brisés et exterminés ? J’en trouverais bien peu. Tous ceux dont l’intégrité personnelle était absolument hors de cause ont été traités comme des espions, des traîtres, des criminels de droit commun. Des images passaient devant mes yeux, images de la guerre civile, alors que ces mêmes « traîtres » et « espions » voyaient cent fois la mort en face sans broncher ; images des jours ardus qui suivirent l’industrialisation et les efforts surhumains qu’elle avait exigés de nous tous ; images de la collectivisation et de la famine, époque où nous avions à peine de quoi ne pas mourir de faim. Et enfin la grande épuration, balayant tout devant elle, anéantissant ceux qui avaient le plus durement travaillé à bâtir un État dans lequel l’homme ne pourrait plus désormais exploiter son semblable.
Pendant les longues années de lutte, nous avions appris que la victoire sur les injustices de la vieille société ne serait obtenue que par le sacrifice, physique autant que moral ; qu’un monde nouveau ne pouvait naître tant que le dernier vestige des mœurs de l’ancien n’aurait pas disparu. Mais était-il nécessaire que la Révolution bolchevique fît périr tous les Bolcheviks ? Était-ce vraiment une Révolution bolchevique, celle qui les faisait périr, ou bien est-ce que cette révolution elle-même n’était pas morte depuis longtemps ?
Je ne trouvais pas de réponse à ces questions…
À treize ans, j’avais adhéré au mouvement révolutionnaire. C’était à la fois l’acte d’un homme et celui d’un enfant. J’entendais les plaintes de ceux de ma race qui se mêlaient aux chants nouveaux de liberté. Mais en 1917 j’étais un jeune homme de dix-huit ans : la révolution bolchevique m’apparut comme la solution radicale de tous les problèmes de la misère, de l’inégalité, de l’injustice. J’adhérai au parti bolchevik de toute mon âme. Je fis de la foi marxiste et léniniste une arme pour attaquer les maux contre lesquels se révoltait mon instinct.
Durant les années pendant lesquelles j’ai servi le gouvernement soviétique, je n’ai jamais rien attendu de lui que le droit de continuer mon œuvre. Je n’ai jamais reçu davantage. Bien après la stabilisation du pouvoir soviétique, je fus envoyé à l’étranger pour des tâches qui m’exposaient à la mort, et qui me valurent deux fois la prison. Je travaillais de seize à dix-huit heures par jour et ne gagnais jamais suffisamment pour subvenir aux dépenses de la vie la plus modeste. Lorsque je voyageais à l’étranger, je jouissais d’un confort relatif, mais je ne gagnais pas assez, même à la fin de 1935, pour chauffer convenablement mon appartement de Moscou, ni pour payer le lait de mon fils qui avait deux ans. Je n’occupais pas une position en vue et je ne cherchais pas – j’étais pour cela trop absorbé par mon travail – à devenir l’un de ces bureaucrates privilégiés qui défendent leur existence matérielle en défendant le régime soviétique. Je le défendais parce que je croyais qu’il nous menait vers une société nouvelle et meilleure.
Le seul fait que mon travail consistait à défendre le pays contre des ennemis du dehors m’empêchait de réfléchir beaucoup à ce qui s’y passait à l’intérieur, spécialement dans le cercle restreint des hommes au pouvoir. En tant qu’agent du contre-espionnage, je connaissais beaucoup mieux les ennemis extérieurs de l’Union soviétique que les conspirateurs de l’intérieur. Je connaissais les complots fascistes et séparatistes qui se tramaient sur le sol étranger, mais j’ignorais complètement les intrigues du Kremlin. Je vie Staline arriver au pouvoir absolu, tandis que les camarades les plus proches de Lénine étaient condamnés à mort par l’État même qu’ils avaient créé. Mais, comme bien d’autres, je me rassurais en pensant que, malgré les fautes de ses dirigeants, l’Union soviétique était une force et restait l’espérance de l’humanité. Il y avait des circonstances où ma confiance, pourtant, était ébranlée, où, si j’avais vu luire un espoir ailleurs, j’aurais choisi une autre carrière. Mais, chaque fois, les événements qui se passaient dans une autre partie du monde conspiraient à me maintenir au service de Staline. En 1933, quand le peuple russe mourait d’inanition, quand j’appris que l’impitoyable politique de Staline en avait été la cause et qu’il avait délibérément refusé l’aide de l’État, je vis Hitler prendre le pouvoir en Allemagne et détruire tout ce qui, pour l’esprit humain, donne un sens à la vie. Staline était l’ennemi de Hitler et je restai au service de Staline.
En février 1934, le même dilemme se présenta à moi et je fis le même choix. Je prenais alors mon mois de vacances au sanatorium de Marino, dans la province de Koursk, en Russie centrale. Marino était l’ancien palais du prince Bouritsine, le conquérant du Caucase. Ce palais avait été construit dans le style splendide de Versailles, et il était entouré de magnifiques parcs anglais et de lacs artificiels. Le sanatorium disposait d’un excellent personnel de médecins, de professeurs de culture physique, d’infirmières et de serviteurs. À quelque distance, se trouvait un « Sovkhose » dont les paysans devaient fournir la nourriture nécessaire aux pensionnaires du sanatorium. Une sentinelle, à la porte, empêchait les paysans de franchir la clôture.
Un matin, peu après mon arrivée, je me rendis avec un camarade au village où vivaient ces paysans. Le spectacle que je contemplai était effrayant. Des gamins à demi-nus sortirent en courant de huttes délabrées pour nous demander un morceau de pain. À la coopérative des paysans, il n’y avait ni vivres ni combustible, rien à acheter. Partout la plus abjecte misère s’offrait à mes yeux et me consternait.
Ce soir-là, dans le hall brillamment éclairé de Marino, tout le monde bavardait gaiement après un excellent dîner. Dehors, il faisait un froid cruel, mais à l’intérieur, près de la cheminée, un bon feu répandait sa chaleur. Par hasard, je me retournai et je regardai vers la fenêtre. Je vis les yeux fiévreux des petits paysans affamés – des bezprizorni – leurs visages collés aux vitres. Mes compagnons, qui avaient suivi mon regard, donnèrent aussitôt l’ordre à un domestique de chasser les intrus. Presque chaque nuit, quelques-uns de ces enfants réussissaient à échapper à la sentinelle et se glissaient vers le palais, à la recherche de quelque chose à manger. Quelquefois, je quittais furtivement la salle à manger avec du pain que je leur destinais. Mais je le faisais en me cachant, car ce geste était mal vu parmi nous. Les fonctionnaires soviétiques ont élaboré un système de défense contre la souffrance humaine :
« Nous sommes, disent-ils, sur la voie ardue du socialisme. Beaucoup d’entre nous tomberont en chemin. Nous devons être bien nourris, nous reposer de nos travaux, nous distraire pendant quelques semaines chaque année, tandis que le confort est encore refusé aux autres, parce que nous sommes, nous, les bâtisseurs d’une vie heureuse pour l’avenir. Nous sommes les constructeurs du socialisme. Nous devons nous maintenir en forme pour continuer notre pénible marche. Les malheureux que nous croisons en chemin seront secourus en temps voulu. En attendant, qu’ils disparaissent de notre vue ! Que leurs souffrances ne nous atteignent pas. Si nous nous arrêtons pour leur donner des miettes, le but que nous poursuivons ne sera jamais atteint. »
Et il en est bien ainsi. Et il est évident que des gens qui tranquillisent leur conscience de celte façon n’ont pas mal au cœur dans les virages et ne sont pas disposés à se demander avec un esprit trop critique s’ils sont réellement sur le chemin de la vie heureuse ou non.
Il gelait le matin où j’atteignis Koursk, sur le chemin du retour. J’entrai dans la gare pour attendre l’arrivée de l’express de Moscou. Après avoir mangé un rapide breakfast au buffet, j’avais encore du temps à moi ; je jetai un coup d’œil dans la salle d’attente des troisième classe. Ce que j’y vis ne me sortira jamais de l’esprit. La salle était pleine d’hommes, de femmes, d’enfants, des paysans (environ six cents) qui s’écrasaient comme un troupeau de bêtes ; on les transportait d’un camp dans un autre. Le tableau était effroyable. Beaucoup de ces êtres torturés gisaient presque nus dans cette pièce froide. D’autres, manifestement, se mouraient du typhus. La faim, le chagrin, le désespoir, ou simplement une morne résignation se lisaient sur chaque figure. Pendant que j’étais là, des miliciens du Guépéou, aux visages durs, se mirent à les réveiller et à les rassembler comme du bétail, en donnant des coups de pied aux traînards et à ceux qui n’avaient pas la force de marcher. Un vieillard, je le vis en me retournant, n’arrivait pas à se lever du sol. Et ce n’était là qu’un faible détachement de la horde de millions d’honnêtes familles de paysans – baptisés « Koulaks », nom qui n’a plus d’autre sens que celui de « victime » – que Staline avait déracinées, déportées et supprimées.
Cependant je savais aussi qu’à ce moment-là (c’était en février 1934) l’artillerie fasciste bombardait dans les rues de Vienne les maisons ouvrières modèles construites par les socialistes. Les mitrailleuses fascistes fauchaient les ouvriers autrichiens qui luttaient désespérément pour le socialisme. Partout, le fascisme était en marche. Partout, les forces de réaction gagnaient du terrain. L’Union soviétique apparaissait encore comme le seul espoir de l’humanité. Aussi restai-je au service de l’Union soviétique, c’est-à-dire de son maître Staline.
Deux ans plus tard, c’était la tragédie espagnole. Mussolini et Hitler envoyèrent des hommes et des munitions à Franco. Or, Staline – trop tard sans doute, timidement, insuffisamment – vint à l’aide de la république assiégée. Je sentis encore, comme si je choisissais entre deux maux, que je combattais du bon côté.
Puis l’on arriva à un tournant. Tout en ramassant de l’argent pour son aide tardive, Staline donnait un coup de poignard dans le dos du gouvernement républicain. J’avais vu à Moscou l’épuration prendre des proportions insensées, balayer tout le parti bolchevik, et maintenant je voyais une opération semblable se faire en Espagne. Et au même instant, grâce à mon poste d’observation dans le contre-espionnage, je sus que Staline tendait en secret la main à Hitler. Je le vis, pour faire sa cour au chef nazi, exécuter les grands généraux de l’Armée rouge, Toukhatchevski et les autres chefs avec qui j’avais travaillé pendant des années pour la défense de l’Union soviétique et du socialisme.
C’est alors que Staline eut sa dernière exigence vis-à-vis de moi, l’exigence qu’il présentait à tous les agents responsables qui voulaient échapper aux pelotons d’exécution du Guépéou : je devais prouver mon loyalisme en livrant un de mes bons camarades entre ses griffes. Je refusai. Je rompis avec lui.
Je me forçai à garder les yeux ouverts sur ce que j’avais vu. J’obligeai mon esprit à reconnaître que j’avais servi un despote totalitaire qui ne différait de Hitler que par des phrases socialistes, restes de son éducation marxiste à laquelle il s’accrochait hypocritement.
Je rompis avec Staline et je commençai à dire la vérité sur lui en automne 1937, lorsqu’il déçut successivement l’opinion et les hommes d’État d’Europe et d’Amérique par ses déclarations hypocrites sur Hitler. Quoique des gens bien intentionnés m’eussent conseillé de garder le silence, je parlai. Je parlai pour les millions d’êtres que Staline avait tués par la collectivisation forcée et la famine ; pour les millions d’êtres qui se trouvaient encore aux travaux forcés et dans les camps de concentration ; pour les centaines de milliers de mes anciens camarades du parti bolcheviste emprisonnés ; pour les milliers d’autres qui avaient été exécutés. Il fallut l’acte final et patent de la trahison de Staline, son pacte avec Hitler, pour convaincre le grand public de la folie qu’il y avait à le laisser faire, à fermer les yeux sur ses crimes monstrueux, dans l’espoir qu’il pourrait fournir un canon aux armées de la démocratie.
Maintenant que Staline a dévoilé son jeu, il est temps que ceux qui se sont tus par courte-vue ou pour des raisons tactiques se mettent à parler. Quelques-uns l’ont déjà fait. Luis de Araquistain, l’ancien ambassadeur en France du gouvernement espagnol, a essayé d’éclairer l’opinion mondiale sur le caractère de « l’aide » de Staline à la République espagnole. Largo Caballero, l’ancien président du Conseil espagnol, a parlé également.
Mais il en est d’autres pour qui c’est un devoir de parler. L’un d’entre eux est Romain Rolland.
L’appui que cet écrivain célèbre a donné au totalitarisme en couvrant de son immense prestige les horreurs de la dictature stalinienne est incalculable. Pendant des années, Romain Rolland a entretenu une correspondance suivie avec Maxime Gorki, le grand romancier russe. Gorki, qui fut un moment un familier de Staline et même exerça sur lui une influence modératrice, est sans aucun doute un de ceux qui amenèrent Romain Rolland dans le camp des « sympathisants ». Cependant, pendant les derniers mois de sa vie, Gorki était virtuellement prisonnier. Staline lui refusait l’autorisation d’aller se soigner à l’étranger. Sa correspondance était censurée et, par ordre spécial, les lettres de Romain Rolland étaient interceptées par Stetski, alors premier secrétaire de Staline, et conservées dans le cabinet du dictateur. Romain Rolland, inquiet de ne pas recevoir de réponse à ses lettres, écrivit à un autre ami, directeur-adjoint du Théâtre d’Art de Moscou, pour savoir ce qui se passait. Au cours du dernier procès des traîtres de Moscou, le monde, fut informé que Gorki, qu’on croyait encore l’ami de Staline, avait été empoisonné par Yagoda.
Maintenant qu’il est devenu évident que le plus mauvais moyen de combattre Hitler est d’atténuer les crimes de Staline, tous ceux qui ont été abusés doivent parler. Si ces tragiques dernières années nous ont appris quelque chose, c’est que la marche de la barbarie totalitaire ne peut être arrêtée par une retraite stratégique sur les positions de la demi-vérité et du mensonge. S’il est vrai que personne ne puisse prescrire la méthode par laquelle l’Europe civilisée rendra à l’homme sa dignité et sa valeur, je pense que tous ceux qui n’appartiennent pas au camp de Hitler et de Staline m’accorderont que la vérité doit être notre première arme et que l’assassinat doit être appelé par son nom.
W. G. KRIVITSKY
New York, octobre 1939
Chapitre I
Staline veut apaiser Hitler
Quand Hitler se livra à sa première épuration sanglante, dans la nuit du 30 juin 1934, et alors qu’elle n’était pas encore terminée, Staline convoqua au Kremlin le Politbureau en session extraordinaire. Avant même que la nouvelle de l’épuration hitlérienne ait été répandue dans le monde, Staline avait décidé son prochain rapprochement avec le régime nazi.
J’étais alors à mon poste, au service du contre-espionnage du grand état-major général de l’Armée rouge, à Moscou. Nous savions qu’une crise était imminente en Allemagne. Tous nos télégrammes confidentiels nous l’avaient fait prévoir. Dès que Hitler commença son épuration, nous reçûmes constamment des bulletins d’Allemagne.
Ce soir-là, je travaillais fiévreusement avec mes collaborateurs à un rapport sur nos informations pour Vorochilov, commissaire à la Défense. Parmi les « non-membres » du Politbureau convoqués à cette réunion se trouvaient mon chef, le général Berzine, Maxime Litvinov, commissaire aux Affaires étrangères, Karl Radek, alors directeur du bureau d’information du Comité central du parti communiste, et A.-C. Artousov, chef de la section étrangère du Guépéou.
Le Politbureau avait été convoqué pour examiner les conséquences probables de l’épuration de Hitler et ses répercussions sur la politique étrangère soviétique. D’après les informations confidentielles en notre possession, les deux ailes extrêmes des adversaires de Hitler étaient visées. Il y avait le groupe du capitaine Rœhm, comprenant les radicaux nazis mécontents de la politique modérée du Führer et qui rêvaient d’une « seconde révolution ». L’autre groupe était composé d’officiers de la Reichswehr sous la direction des généraux Schleicher et Bredow. Il avait en vue la restauration de la monarchie. Il s’était associé au groupe de Rœhm pour renverser Hitler, chacun d’eux espérant remporter la victoire finale. Nos bulletins spéciaux d’Allemagne nous apprenaient toutefois que les garnisons des grandes villes restaient fidèles à Hitler et que le corps des officiers de l’armée demeurait fidèle au gouvernement.
En Europe occidentale et en Amérique, l’épuration de Hitler avait été généralement interprétée comme un signe d’affaiblissement du régime nazi.
Dans les cercles soviétiques également, certains voulaient y voir la chute prochaine de Hitler. Staline n’avait pas de telles illusions. Il résuma comme suit la discussion qui avait eu lieu au Politbureau :
« Les événements d’Allemagne n’annoncent nullement la chute du régime nazi. Au contraire, ils amèneront la consolidation de ce régime et renforceront le pouvoir personnel de Hitler. »
C’est ce jugement de Staline que le général Berzine nous rapporta de la réunion du Kremlin.
Anxieux de connaître la décision du Politbureau, j’étais resté debout toute la nuit pour attendre le retour de Berzine. Notre règle stricte était que personne, pas même le commissaire à la Défense, ne pouvait emporter chez lui des papiers officiels secrets, et je savais que Berzine repasserait par son bureau.
La politique soviétique vis-à-vis de l’Allemagne s’inspira des directives de Staline. Le Politbureau décida d’amener à tout prix Hitler à conclure un accord avec le gouvernement soviétique. Staline avait toujours estimé qu’il pourrait s’entendre avec un ennemi fort. La nuit du 30 juin le convainquit de la force de Hitler. Toutefois, l’attitude de Staline ne s’en ressentit pas. Il n’y eut pas de changement brusque dans sa politique à l’égard de l’Allemagne. Il résolut seulement de redoubler d’efforts pour apaiser Hitler, car il voyait en Hitler un vrai dictateur. Sa politique, pendant six ans, n’a pas varié sur ce point.
Avant la conclusion du nouveau pacte germano-russe, l’idée prévalait que Hitler et Staline étaient des ennemis mortels : ce n’était qu’un mythe. C’était une image déformée, créée par un camouflage intelligent et par les artifices de la propagande. La véritable image de leurs relations était celle d’un solliciteur perpétuel qui ne se laissait pas décourager par des rebuffades. Staline était le solliciteur. Il y avait de l’hostilité du côté de Hitler. Du côté de Staline, il y avait de la crainte.
Si l’on peut parler d’un pro-allemand au Kremlin, c’est de Staline, qui n’a jamais cessé de l’être. C’est lui qui préconisa la coopération avec l’Allemagne aussitôt après la mort de Lénine, et il ne changea pas d’attitude quand Hitler prit le pouvoir. Au contraire, le triomphe des nazis le renforça dans le désir de se lier plus étroitement avec Berlin. Il y était poussé par la menace japonaise en Extrême-Orient. Il avait un profond mépris pour les nations démocratiques « en déclin » et un respect également profond pour les « puissants » États totalitaires. Et il était guidé par ce principe qu’on doit composer avec une force supérieure.
La politique internationale de Staline durant ces six dernières années n’a été qu’une série de manœuvres destinées à le mettre dans une position favorable pour traiter avec Hitler. Quand Staline adhéra à la Société des Nations, quand il proposa un système de sécurité collective, quand il rechercha l’amitié de la France, flirta avec la Pologne, courtisa la Grande-Bretagne, intervint en Espagne, il calculait tous ses mouvements en gardant les yeux fixés sur Berlin. Son espoir était d’obtenir une position telle que Hitler pût trouver avantageux d’accepter ses avances.
Cette politique stalinienne se renforça en 1936, au lendemain de l’accord secret germano-nippon, accord conclu sous le couvert du pacte anti-komintern.
Les clauses de cet accord secret qui, grâce à mes efforts et à ceux de mes collaborateurs, parvint à la possession de Staline, l’incita à faire un effort désespéré pour conclure un marché avec Hitler. Dès 1937, un accord de cette sorte était déjà amorcé entre eux. Personne ne sait jusqu’à quel point le récent pacte d’août 1939 était déjà prévu à cette époque.
Deux années se passèrent avant que Staline commençât à laisser voir au monde son attitude amicale envers l’Allemagne. C’est le 10 mars 19392 qu’il fit sa première déclaration après l’annexion de l’Autriche et l’occupation des Sudètes, donnant ainsi sa réponse aux conquêtes hitlériennes qui avaient bouleversé le monde. Et le monde fut stupéfait des avances faites par Staline à Hitler. Il fut confondu lorsque, trois jours plus tard, Hitler entra en Tchécoslovaquie.
Les rapports sur la politique stalinienne de conciliation vis-à-vis de Hitler – tant les rapports publics que les rapports secrets – révèlent que plus la politique du Führer devenait agressive, plus Staline se montrait empressé à son égard. Et plus Staline faisait d’avances, plus Hitler se montrait hardi dans ses agressions.
Longtemps avant l’arrivée au pouvoir de Hitler, et même de Staline, la coopération germano-soviétique avait été dictée par les événements. Un lien entre Moscou et Berlin avait été noué plus de dix ans avant Hitler, par le pacte de Rapallo de 1922. L’Union soviétique et la République allemande étaient alors, l’une et l’autre, traitées en parias ; toutes deux étaient en disgrâce auprès des Alliés, toutes deux étaient les adversaires du traité de Versailles. Elles avaient des rapports commerciaux traditionnels et des intérêts communs.
Tout le monde sait maintenant que, pendant ces dix années, il y eut un accord secret entre la Reichswehr et l’Armée rouge. La Russie soviétique permit à la République allemande d’échapper aux interdictions de Versailles concernant la formation d’officiers d’artillerie, le développement de l’aviation et de l’industrie chimique de guerre. Tout cela se faisait en territoire soviétique. L’Armée rouge, de son côté profitait de l’expérience et de la science militaires de l’Allemagne. Les deux armées échangeaient leurs renseignements. Tout le monde sait également que le commerce entre la Russie soviétique et l’Allemagne prospéra pendant cette décade. Les Allemands investirent des capitaux et obtinrent des concessions en URSS. Le gouvernement soviétique fit venir d’Allemagne du matériel et des ingénieurs.
Telle était la situation lorsque apparut la figure menaçante de Hitler. Sept ou huit mois avant son arrivée au pouvoir, au début de l’été de 1932, je rencontrai à Dantzig un officier supérieur de l’état-major général allemand, un monarchiste convaincu, qui était venu de Berlin exprès pour me voir. C’était un militaire de la vieille école, qui croyait à la restauration de l’Empire germanique avec la coopération de la Russie.
Je lui demandai ce que deviendrait la politique allemande au cas où Hitler prendrait la direction du gouvernement. Nous discutâmes les idées de Hitler telles qu’elles figurent dans Mein Kampf. L’officier allemand me donna son opinion sur ce qui se passerait et conclut : « Que Hitler vienne et fasse son travail. Ensuite, nous, l’armée, nous lui réglerons rapidement son compte. »
Je lui demandai de bien vouloir me faire, pour Moscou, un rapport où il exposerait ses vues, et il accepta. Ce rapport fit sensation au Kremlin. L’opinion courante dans les milieux officiels était que les liens militaires et économiques entre l’Allemagne et la Russie étaient si solides que Hitler ne pourrait les négliger. Moscou considérait les violences hitlériennes contre le bolchevisme comme une manœuvre pour arriver au pouvoir. Elles jouaient leur rôle, mais ne pouvaient modifier les intérêts essentiels des deux pays qui étaient faits pour s’entendre.