115
pages
Français
Ebooks
1999
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Publié par
Date de parution
01 mars 1999
Nombre de lectures
12
EAN13
9782738177551
Langue
Français
Poids de l'ouvrage
1 Mo
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01 mars 1999
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12
EAN13
9782738177551
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Français
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FRANÇOISE SIRONI
BOURREAUX
ET VICTIMES
PSYCHOLOGIE DE LA TORTURE
© EDITION ODILE JACOB, AVRIL 1999
15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS
http://www.odilejacob.fr
ISBN : 978-2-7381-7755-1
À Olivier …
« Il sera brisé de l'intérieur, car nous savons faire les choses sans laisser de traces. S'il survit, jamais il n'oubliera le prix de son audace. »
Parole de tortionnaire,
in Tito de Alencar,
Alors les pierres crieront.
« Si tu parles, nous recommencerons. »
Parole de tortionnaire,
citée par un patient.
INTRODUCTION
La torture fait taire. Elle fait taire victimes et bourreaux dans un même silence. Mais aussi ceux qui l'autorisent, l'encouragent, la programment dans le but évident de rendre leurs agissements opaques. La torture est un de ces « faits maudits » qui ont à voir avec la part sombre, la face habituellement cachée de l'espèce humaine. Elle dérange, elle met mal à l'aise. Étudier la torture, son utilisation dans une société donnée, ses mécanismes, ce qu'elle produit et soigner des victimes de tortures, tout cela n'est pas sans risques. « Je ne suis plus le même qu'avant la torture », dit celui qu'on a torturé. « Je ne suis plus le même qu'avant avoir soigné des victimes de torture », constate le clinicien qui a affaire à un des phénomènes extrêmes de la psychologie humaine.
« Vingt-deux ans après que cela s'est produit, j'ose affirmer, en me fondant sur l'expérience qui n'a pourtant pas sondé toute l'étendue du possible, que la torture est l'événement le plus effroyable qu'un homme puisse garder au fond de soi », écrit Jean Amery 1 . Nonobstant, j'oppose dans ce livre une résistance farouche à ce que soit tenu sur la torture et sur les victimes de torture un discours mobilisant les affects du lecteur. Car l'affect, c'est aussi de la torture, dès lors que par un procédé d'écriture ou par un subtil agencement dans la présentation des cas cliniques et de la description des faits, on asservit le lecteur à ses émotions. « L'émotion provoquée par la représentation de l'inhumain est-elle suffisante pour assurer la transmission de celui-ci dans les mémoires ? », demande Lionel Richard 2 . « Brecht, qui en a tiré l'une des lois de son théâtre épique, l'a dit et répété : il faut se méfier de l'émotion, c'est par elle que l'individu est manipulable. L'émotion ne peut être complètement rejetée, mais sans perdre de vue qu'elle n'est qu'une des voies d'accès à l'essentiel, qui est la réflexion 3 . » La torture contraint assurément à l'intelligence, elle contraint à penser.
Dans ce livre, je souhaite montrer au lecteur le cheminement d'un thérapeute quand il est contraint de répondre à cette question : comment fait-on pour soigner une victime de torture ?
Le traumatisme lié à la torture est singulier et « atypique », si l'on se réfère aux catégories nosographiques habituelles. Ma pratique clinique m'a amenée à comprendre que le traitement des victimes de torture relevait également d'une approche spécifique. Il existe très peu d'ouvrages traitant de la question 4 dans la littérature médicale, psychologique ou psychanalytique. De même, au cours de mes études universitaires, je n'ai jamais été formée à la compréhension et à l'abord psychothérapique des traumatismes intentionnels et des victimes de torture.
Pour traiter une victime de torture, il est nécessaire de prendre en compte les processus qui sont à l'œuvre dans toute modification délibérée de l'identité, ce que produit assurément la torture. J'ai donc, dans un premier temps, étudié et analysé les méthodes de tortures utilisées, ainsi que les mécanismes qui les sous-tendent. J'ai également été amenée à étudier les conséquences liées à l'utilisation de ces méthodes. La psychopathologie liée à la torture est l'illustration parfaite des effets que produit un traumatisme intentionnel, délibérément induit par l'homme. L'intentionnalité du tortionnaire est au cœur même du processus psychopathologique. Ce constat clinique m'a donc amenée à m'intéresser aux tortionnaires. On ne naît pas tortionnaire, on le devient, par initiation. Ce n'est pas une question de « nature » mais une question de fabrication. Et c'est à l'aide de techniques traumatiques identiques, basées sur la même logique, que l'on initie un tortionnaire et que l'on torture un homme.
Si l'intentionnalité du tortionnaire est, chez les victimes de torture, au cœur même de la psychopathologie liée à l'utilisation de la torture, comment fait-on alors pour traiter une victime de torture par la psychothérapie ? La torture est une situation d'influence. Mais la psychothérapie aussi, ce qu'exprime prudemment la psychanalyse à travers les termes de transfert et de contre-transfert. La clinique du traumatisme lié à la torture met précisément le doigt sur ce qui a fait défaut chez Freud. Le dispositif technique qu'il avait imaginé incitait le patient à se penser seul responsable de son destin. L'isolement délibéré des patients de l'univers de référence dans lequel est apparu le désordre parcourt toute la pensée psychologique et psychopathologique. C'est même l'un de ses présupposés implicites. Il y a, en psychologie clinique, des situations qui sont de véritables paradigmes. La torture en est un, en ce sens qu'elle vient remettre en question nos conceptions théoriques et techniques face à une situation clinique où l'intentionnalité malveillante est totalement lisible.
Le désordre n'est plus attribuable à la « nature » du patient, il est la conséquence d'actes délibérés. Une action a produit un effet visible qui ne peut pas être réductible à un conflit individuel et intrapsychique. Quand on a affaire à l'intentionnalité malveillante, on ne peut plus traiter avec le seul patient. Il est nécessaire de prendre en compte les effets de l'influence et d'identifier la théorie du tortionnaire, à travers laquelle le patient a été pensé sous la torture. Au travers du patient, le thérapeute est donc contraint d'agir sur un tiers invisible, le tortionnaire intériorisé.
La clinique des victimes de torture m'a, par conséquent, amenée à chercher un autre référentiel théorique qui inclut en son sein une pensée sur l'influence : c'est le corpus théorique et méthodologique élaboré par l'ethnopsychiatrie, qui permet de comprendre la nature d'un tel traumatisme et de mettre en place une thérapeutique efficace pour prendre en charge des patients qui ont été torturés.
« La recherche progresse davantage par une analyse des limites et des catégories qui les fondent que par l'exploration d'un champ défini 5 . » Ce livre illustre ce qu'énonce Tobie Nathan. Il est le résultat d'une pratique clinique commencée à l'Avre 6 puis au Centre Primo-Levi, à Paris 7 , et continuée maintenant au Centre Georges-Devéreux 8 .
1 Jean Amery, Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l'insurmontable , Arles, Actes Sud, 1995, p. 52.
2 Lionel Richard, « L'artiste et la mémoire », Libération , 16 avril 1998.
3 id., ibid.
4 À l'exception notamment de M. et M. Vignar, Exil et torture , Paris, Denoël, 1989 et de J. Puget et coll., Violence d'État et psychanalyse , Paris, Dunod, 1989. Pour une présentation et une analyse de la bibliographie parue sur la torture en France et dans le reste du monde, voir Annexe.
5 T. Nathan, La folie des autres. Traité d'ethnopsychiatrie clinique , Paris, Dunod, 1986, p. 1.
6 AVRE (Association pour les victimes de la répression en exil), 125, rue d'Avron, 75020 Paris.
7 Centre et Association Primo-Levi, 107, avenue Parmentier, 75011 Paris. Centre de soins pour victimes de torture et de violence politique.
8 Centre Georges-Devéreux (Centre universitaire d'aide psychologique), Université Paris-VIII, 2, rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis.
Chapitre Premier
TORTURER :
POUR FAIRE PARLER OU FAIRE TAIRE ?
Comment parle-t-on de la torture ? Qui parle de la torture telle qu'elle est actuellement pratiquée ? Cette question n'est pas sans importance quand on sait combien est lourd le silence qui entoure la torture, silence qui concerne tant ceux qui la pratiquent que ceux qui l'ont subie. La principale source des discours produits sur la torture, ce sont les témoignages, les récits des personnes qui ont été torturées. Ces récits, ces témoignages font parfois l'objet d'ouvrages autobiographiques 1 , ou de témoignages de proches 2 . Ils font aussi l'objet d'un recueil minutieux par les associations de lutte contre la torture 3 , et par l'OFPRA 4 en charge de délivrer ou non le statut de réfugié sur le sol français. Les discours produits par la torture émanent également de thérapeutes qui traitent les victimes de torture. Mais quel que soit le type d'interlocuteur qui recueille ces discours, il s'en dégage une très grande similitude, une inlassable constance tant au niveau de la nature, de la forme du récit, que des processus qui y sont décrits. En voici quelques exemples.
Murat est turc. Il a été arrêté, soupçonné par les autorités militaires de son pays d'appartenir à un groupe politique interdit en Turquie, et condamné à cinq ans de prison. Il a été torturé avant sa détention et à de multiples reprises pendant sa détention.
« C'était horrible… vraiment horrible », dit-il avec froideur et d'un air distant. Il regarde le vide avec insistance et se tait. Je me tais également… Des images défilent. Au bout de quelque temps, avec la participation de Sibel, l'interprète, je lui demande à mi-voix :
« Qu'est-ce qu'il y a dans la tête, juste là ?
– Juste là ?
– Oui, en ce moment.
– Il y a… des images, comme dans un film… des images qui passent… et… je ne peux rien dire. »
Une fois de plus, un silence de plomb s'installe entre nous. Imperturbablement, il fixe un point sur le sol… Le film continue de se dérouler… dans sa tête, dans la mienne, et dans celle de Sibel. Mais il faut continuer, commencer à le sortir de là. « Là », c'est-à-dire ces années d'isolement dans lequel Murat a vécu, avant de se décider, sous l'influence d'autres personnes qui ont déjà consulté le