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LA MARQUE DU LYNX
(Les Trois Âges – Volume 1)
J.P Taurel
© Éditions Hélène Jacob, 2013. Collection Littérature . Tous droits réservés.
ISBN : 979-10-91325-60-8
Remerciements à celle qui a supporté mon regard absent, les longues journées sur mon clavier et mon caractère bougon lorsque le « Lynx » me griffait dans le dos.
À MD, qui parfois se reconnaîtra au détour d’une page.
Prologue
Saint Delmas de Tende, juin 1907
« Enfantine et terrifiante, la marque gravée sur la pierre depuis des milliers d’années observait les humains et les menaçait de ses longs bras levés… »
Qui n’a jamais connu ces merveilleux matins de juin, où la légèreté de l’air vous invite à chanter, n’a jamais été invité au festin de la vie !
Assis sur une large pierre verte, l’homme contemplait la vallée… Au début ce fut un souffle, il ne l’entendit pas vraiment puis il reconnut une plainte résignée proche et profonde. Il se leva, l’oreille aux aguets ; rien, pas âme qui vive. Il se tourna et trembla… sur la pierre, menaçante, la marque du Lynx l’observait du fond de ses milliers d’années.
La plainte reprit doucement, l’homme fit quelques pas et là, derrière le rocher, il distingua un tissu vert qui flottait au vent. Intrigué, il se pencha. Dans le trou il aperçut la femme qui bougeait faiblement. Lorsqu’il fut à sa hauteur, elle lui montra de la main sa cheville coincée par une grosse pierre ; elle était prise au piège.
Sans attendre, il s’arc-bouta sur le bloc, banda ses muscles et, après deux tentatives, il libéra la captive… Elle n’était pas blessée.
Voilà deux heures ! Deux heures que je suis prisonnière de cette pierre ! Si tu ne m’avais pas entendue, j’y passais la nuit !
Il examina la jambe, mobilisa le genou et la cheville et, rassuré, l’aida à se relever. Elle était maintenant debout mais poussait de petits cris lorsqu’elle voulait marcher.
Attends, je vais te porter pour descendre, seule tu n’y arriveras pas.
Il la prit dans ses bras et se mit en marche vers le village. Rassurée, elle se reposait les yeux mi-clos, mais déjà elle ne pouvait détacher son regard de la toison brune et frisée aperçue par la chemise entrebâillée. Ils avaient le même âge et se connaissaient… elle posa doucement la tête sur son cou.
Furtivement ils se regardèrent, lui aussi elle le sentait troublé. Il s’arrêta et un instant penaud baissa les yeux puis, décidé, il la fixa à nouveau et son regard exprima alors une terrible culpabilité.
Affolée, elle se dégagea et se remit debout.
Je te remercie, ça ira, je pourrai descendre seule au village ; tu le sais comme moi, si je reste à tes côtés nous ferons des bêtises. Toi et moi nous sommes mariés devant Dieu et ne pouvons trahir notre serment.
L’homme reprit ses esprits, se retourna et monta vers le mont Bégo. En se cachant le visage, il murmurait.
Comment, dans ma tête de fou, ai-je pu trahir ma femme adorée ? Si elle ne s’était pas enfuie… j’aurais trompé mon amour ! Et cette marque du Lynx qui m’observait, plaquée sur sa pierre ; elle, c’est sûr, elle ne m’oubliera pas… Pour toujours, je suis maudit.
Chapitre 1 – La crevasse
Tende, février 1919
Comme tous les matins d’hiver, il glissait avec délice sur la pente verglacée de sa rue. Ce chemin, taillé dans le rocher où alternaient de pauvres masures et des jardins potagers, serpentait jusqu’au porche du palais Leonardi. Aujourd’hui, il avait pris la précaution de se lancer plus bas que sa maison ; là, il en était sûr, sa mère ne pourrait le voir.
Si tu troues ton pantalon, Giacomo, tu goûteras à la ceinture !
Cet enfant me rendra folle, il ne sait pas quoi inventer pour faire le mal !
J’ai posé le lait sur le buffet de l’entrée (il avait lâché ces quelques mots avant de claquer la porte). À midi m’man !
Il commença son exhibition en dessinant sur la pente de téméraires arabesques puis s’enhardit et prit de la vitesse. Giacomo, le roi du patinage sur glace de son village, n’avait pas prévu une telle humiliation : après avoir heurté une pierre descellée, il fit une roulade peu glorieuse jusqu’aux pieds d’Ettore Leonardi, qui l’attendait assis sur le seuil de son opulente maison.
Le jeune homme ricana devant la débandade du patineur et il attendit que celui-ci soit remis sur pied pour lui adresser quelques mots.
Demain on ira à la chasse mon gars, tu es en forme malgré ton numéro de clown ? Ce soir prépare ta fronde, je connais un nouveau coin à l’entrée de la Vallée des Merveilles où on devrait remplir notre sac si tu ne gâches pas tout, comme à ton habitude.
Ettore parlait ironiquement au naufragé. Il aurait pu avoir l’élégance de lui faire sentir qu’il n’avait pas vu la chute de Giacomo mais au contraire il s’efforça de le ridiculiser… À chacune de ses interventions, on sentait qu’il prenait une revanche.
Habitué aux sarcasmes du riche fils Leonardi, Giacomo vexé, murmura :
Je commence à en avoir assez de ce crétin, toujours dans mes pattes.
Il jugea cependant préférable de changer de sujet, et aborda un thème plus consensuel.
Surtout n’en parle à personne, j’ai tendu des collets hier avant la nuit. Si tu veux m’accompagner, il ne faudra pas traîner, ce salaud de renard est toujours à l’affût, en quelques minutes, il pourrait piquer notre butin !
Pour les deux garnements, l’hiver dans cette haute vallée piémontaise était un pur bonheur. Ils s’échappaient au petit matin, les doigts engourdis par le froid, et se dirigeaient, armés d’une fronde et d’un arc, vers leur territoire, là où leur mère ne viendrait pas les déranger, à la cabane.
La nuit suivante, la neige tomba en abondance, recouvrant les toits de lauze d’un gros édredon sous lequel les maisons endormies paraissaient toutes petites, comme dans les contes pour enfants.
Ils s’étaient donné rendez-vous au matin sur la place ; là tout était calme. Le village s’éveillait pourtant, comme en attestaient une odeur de papier brûlé se répandant alentour et les longues colonnes de fumée grimpant droites vers un ciel d’acier. En ces temps, allumer la cheminée était un geste machinal et tous les villageois, à peine le pied à terre, craquaient une allumette pour donner vie à leur foyer.
Les deux compagnons transportaient dans leur gibecière un solide casse-croûte réclamé à la cuisinière et ils se souriaient à l’idée de se livrer à leur occupation favorite, la seule qui puisse les réunir, la chasse. Ettore, à l’arrivée de son complice, salua son exactitude en soulignant au passage la rareté du phénomène. Giacomo, exaspéré, le remit en place.
Tais-toi, mais tais-toi cinq minutes ! Tu sais que tu deviens de plus en plus casse-pieds, si c’est si pénible d’être avec moi, cherche un autre copain ! Je veux te dire aussi, j’en ai plein le dos de ton affection malsaine… Toujours à me frôler, à me tripoter, je ne t’appartiens pas, que je sache !
Vexé, Ettore ne répondit pas sur le champ. Pourtant, au bout de quelques minutes, il joua l’apaisement.
Si on parlait de chasse, peut-être pourrions-nous mieux nous comprendre.
Oui sûrement, parle de chasse, parce que pour le reste tu m’énerves.
Ils avançaient maintenant lourdement et déjà le village se dessinait derrière eux comme une de ces délicates cartes postales que l’on pouvait voir à la vitrine de l’épicier… on leur disait que c’était des reproductions photographiques !
Si on se fait prendre par le garde, on est bon pour la confiscation de notre matériel et un coup de pied au cul ! On n’a pas le droit de chasser par temps neigeux, tu le sais comme moi, c’est interdit.
Mon père est pourtant sorti avant le lever du jour, je ne crois pas que ce soit pour jouer aux cartes ! La mère était d’ailleurs furieuse, elle n’arrêtait pas de crier !
Leurs pas craquants s’enfonçaient dans la neige, rendant la progression difficile, mais les deux amis étaient jeunes et vigoureux, et continuaient à bavarder dans le silence hivernal.
Songeur, Giacomo demanda à Ettore, en regardant le bout de ses chaussures :
Souvent je me demande comment ton père, lui qui possède toutes les terres de la vallée, laisse son précieux rejeton fréquenter le fils de son régisseur.